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Des Idées completes & incompletes. Liv. II.

eſt une Idée réelle, & non une fiction de notre Eſprit, car il ne ſauroit ſe produire à lui-même aucune idée ſimple, comme nous l’avons déja prouvé ; & cette Idée ne peut qu’être complete, puiſqu’il ſuffit pour cela qu’elle réponde à cette Puiſſance : d’où il s’enſuit que toutes les Idées ſimples ſont completes. A la verité, parmi les choſes qui produiſent en nous ces Idées ſimples, il y en a peu que nous déſignions par des noms qui nous les faſſent regarder comme de ſimples cauſes de ces Idées ; nous conſiderons au contraire comme des ſujets où ces Idées inhérentes comme autant d’Etres réels. Car quoi que nous diſions que le Feu eſt ([1]) douloureux lorſqu’on le touche, par où nous déſignons la puiſſance qu’il a de produire en nous une idée de douleur, on l’appelle auſſi chaud & lumineux, comme ſi dans le Feu la chaleur, & la lumiére étoient des choſes réelles, différentes de la puiſſance d’exciter ces idées en nous ; d’où vient qu’on les nomme des Qualitez du Feu, ou qui exiſtent dans le Feu. Mais comme ce ne ſont effectivement que des Puiſſances de produire en nous telles & telles Idées, on doit ſe ſouvenir que c’eſt ainſi que je l’entens lorſque je parle des ſecondes Qualitez, comme ſi elles exiſtoient dans les choſes, ou de leurs Idées, comme ſi elles étoient dans les Objets qui les excitent en nous. Ces façons de parler quoi qu’accommodées aux notions vulgaires, ſans leſquelles on ne ſauroit ſe faire entendre, ne ſignifient pourtant rien dans le fond que cette puiſſance qui eſt dans les choſes, d’exciter certaines ſenſations ou idées en nous. Car s’il n’y avoit point d’organes propres à recevoir les impreſſions du Feu ſur la Vûë & ſur l’Attouchement, & qu’il n’y eût point d’Ame unie à ces organes pour recevoir des idées de Lumiére & de Chaleur par le moyen des impreſſions du Feu ou du Soleil, il n’y auroit non plus de lumiére ou de chaleur dans le Monde, que de douleur s’il n’y avoit aucune créature capable de la ſentir, quoi que le Soleil fût préciſement le même qu’il eſt à préſent & que le mont Gibel vomît des flammes plus haut & avec plus d’impetuoſité qu’il n’a jamais fait. Pour la ſolidité, l’entenduë, la figure, le mouvement & le repos, toutes choſes dont nous avons des idées, elles exiſteroient réellement dans le Monde telles qu’elles ſont, ſoit qu’il y eût quelque Etre capable de ſentiment pour les appercevoir, ou qu’il n’y en eût aucun : c’eſt pourquoi nous avons raiſon de les regarder comme des modifications réelles de la Matiere, & comme les cauſes de toutes les diverſes ſenſations que nous recevons des Corps. Mais ſans m’engager plus avant dans cette recherche qu’il n’eſt pas à propos de pourſuivre dans cet endroit, je vais continuer de faire voir quelles Idées complexes ſont, ou ne ſont pas completes.

§. 3.Tous les Modes ſont complets. En ſecond lieu, comme nos Idées complexes des Modes ſont des aſſemblages volontaires d’Idées ſimples que l’Eſprit joint enſemble, ſans avoir égard à certains Archetypes ou Modèles réels & actuellement exiſtans, elles ſont completes, & ne peuvent être autrement. Parce que n’étant pas regardées comme des copies de choſes réellement exiſtantes, mais comme des Archetypes que l’Eſprit forme pour s’en ſervir à ranger des choſes ſous

  1. Qui cauſe de la douleur. C’eſt ainſi que Mrs. de l’Academie Françoiſe ont expliqué ce mot dans leur Dictionnaire, & c’eſt dans ce ſens que je l’employe en cet endroit.