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Des Idées completes & incompletes. Liv. II.

eſt conforme, quant au ſon, à celui qu’employe la perſonne dont il l’a appris, en ce cas-là, dis-je, ſon idée peut être très-fauſſe & très-incomplete. Parce qu’alors prenant l’idée d’un autre homme pour le patron de l’idée qu’il a lui-même dans l’Eſprit, tout ainſi que le mot ou le ſon employé par un autre lui ſert de modèle en parlant, ſon idée eſt autant defectueuſe & incomplete, & qu’il prétend exprimer & faire connoître par le nom qu’il employe pour cela & qu’il voudroit faire paſſer pour un ſigne de l’idée de cette autre perſonne (à laquelle idée ce nom a été originairement attaché) & de ſa propre idée qu’il prétend lui être conforme. Mais ſi dans le fond ſon idée ne s’accorde pas exactement avec celle-là, elle eſt dès-là defectueuſe & incomplete.

§. 5. Lors donc que nous rapportons dans notre Eſprit ces idées complexes des Modes à des Idées de quelque autre Etre Intelligent, exprimées par les noms que nous leur appliquons, prétendant qu’elles y répondent exactement, elles peuvent être en ce cas-là très-defectueuſes, fauſſes & incompletes ; parce qu’elles ne s’accordent pas avec ce que l’Eſprit ſe propoſe pour leur Archetype ou modèle. Et c’eſt à cet égard ſeulement qu’une idée de Modes peut être fauſſe, imparfaite ou incomplete. Sur ce pié-là nos Idées des Modes mixtes ſont plus ſujettes qu’aucune autre à être fauſſes & défectueuſes ; mais cela a plus de rapport à la propriété du Language qu’à la juſteſſe des connoiſſances.

§. 6.Les Idées des Subſtances en tant qu’elles ſe rapportent à des Eſſences réelles, ne ſont pas completes.
* Chap. XXIII. pag. 210
J’ai déja montré * quelles Idées nous avons des Subſtances, il me reſte à remarquer, en troiſiéme lieu, que ces Idées ont un double rapport dans l’Eſprit. 1. Quelquefois elles ſe rapportent à une eſſence, ſuppoſée réelle, de chaque Eſpèce de choſes. 2. Et quelquefois elles ſont uniquement regardées comme des peintures & des repréſentations des choſes qui exiſtent, peintures qui ſe forment dans l’Eſprit par les idées des Qualitez qu’on peut découvrir dans ces choſes-là. Et dans ces deux cas, les copies de ces originaux ſont imparfaites & incompletes.

Je dis en prémier lieu, que les hommes ſont accoûtumez à regarder les noms des Subſtances comme des choſes qu’ils ſuppoſent avoir certaines eſſences réelles qui les font être de telle ou de telle eſpèces ; & comme ce qui eſt ſignifié par les noms, n’eſt autre choſe que les idées qui ſont dans l’Eſprit des hommes, il faut par conſéquent qu’ils rapportent leurs idées à ces eſſences réelles comme à leurs Archetypes. Or que les hommes & ſur-tout ceux qui ont été imbus de la doctrine qu’on enſeigne dans nos Ecoles, ſuppoſent certaines Eſſences ſpécifiques des Subſtances, auxquelles les Individus ſe rapportent & participent, chacun dans ſon Eſpèce différente, c’eſt ce qu’il eſt ſi peu néceſſaire de prouver, qu’il paroîtra étrange que quelqu’un parmi nous veuille s’éloigner de cette méthode. Ainſi, l’on applique ordinairement les noms ſpécifiques ſous leſquels on range les Subſtances particuliéres, aux choſes entant que diſtinguées en Eſpèces par ces ſortes d’eſſences qu’on ſuppoſe exiſter réellement. Et en effet on auroit de la peine à trouver un homme qui ne fût choqué de voir qu’on doutât qu’il ſe donne le nom d’homme ſur quelque autre fondement que ſur ce qu’il a l’eſſence réelle