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Des Vrayes & des Fauſſes Idées. Liv. II.

En troiſiéme lieu, lorſque l’Eſprit rapporte quelqu’une de ſes Idées à cette eſſence ou conſtitution réelle d’où dépendent toutes ſes propriétez ; & en ce ſens, la plus grande partie de nos Idées des Subſtances, pour ne pas dire toutes, ſont fauſſes.

§. 6.La cauſe ces ſortes de rapports. L’Eſprit eſt fort porté à faire tacitement ces ſortes de ſuppoſitions touchant ſes propres Idées. Cependant à bien examiner la choſe, on trouvera que c’eſt principalement, ou peut-être uniquement à l’égard de ſes Idées complexes, conſiderées d’une maniére abſtraite, qu’il en uſe ainſi. Car l’Eſprit étant comme entraîné par un penchant naturel à ſavoir & à connoître, & trouvant que s’il ne s’appliquoit qu’à la connoiſſance des choſes particuliéres, ſes progrès ſeraient fort lents, & ſon travail infini ; pour abreger ce chemin & donner plus d’étenduë à chacune de ſes perceptions, la prémiére choſe qu’il fait & qui lui ſert de fondement pour augmenter ſes connoiſſances avec plus de facilité, ſoit en conſiderant les choſes mêmes qu’il voudroit connoître, ou en s’en entretenant avec les autres, c’eſt de les lier, pour ainſi dire, en autant de faiſceaux, & de les réduire ainſi à certaines eſpèces, pour pouvoir par ce moyen étendre ſûrement la connoiſſance qu’il acquiert de chacune de ces choſes, ſur toutes celles qui ſont de cette eſpèce, & avancer ainſi à plus grands pas vers la Connoiſſance qui eſt le but de toutes les recherches. C’eſt là, comme j’ai montré ailleurs, la raiſon pourquoi nous reduiſons les choſes en Genres & en Eſpèces, ſous des Idées comprehenſives auxquelles nous attachons des noms.

§. 7. C’eſt pourquoi ſi nous voulons faire une ſerieuſe attention ſur la maniére dont notre Eſprit agit, & conſiderer quel cours il ſuit ordinairement pour aller à la connoiſſance, nous trouverons, ſi je ne me trompe, que l’Eſprit ayant acquis une idée dont il croit pouvoir faire quelque uſage, ſoit par la conſideration des choſes mêmes ou par le diſcours, la prémiére choſe qu’il fait, c’eſt de ſe la repréſenter par abſtraction, & alors de lui trouver un nom & la mettre ainſi en reſerve dans ſa Mémoire comme une idée qui renferme l’eſſence d’une eſpèce de choſes dont ce nom doit toûjours être la marque. De là vient que nous remarquons fort ſouvent, que, lorſque quelqu’un voit une choſe nouvelle d’une eſpèce qui lui eſt inconnuë, il demande auſſi-tôt ce que c’eſt, ne ſongeant par cette Queſtion qu’à en apprendre le nom, comme ſi le nom d’une choſe emportoit avec lui la connoiſſance de ſon eſpèce, ou de ſon Eſſence dont il eſt effectivement regardé comme le ſigne, le nom étant ſuppoſé en général attaché à l’eſſence de la choſe.

§. 8. Mais cette Idée abſtraite étant quelque choſe dans l’Eſprit qui tient le milieu entre la choſe qui exiſte & le nom qu’on lui donne, c’eſt dans nos Idées que conſiſte la juſteſſe de nos connoiſſances & la proprieté ou la netteté de nos expreſſions. De là vient que les hommes ſont ſi enclins à ſuppoſer que les Idées abſtraites qu’ils ont dans l’Eſprit s’accordent avec les choſes qui exiſtent hors d’eux-mêmes, & auxquelles ils rapportent ces Idées, & que ce ſont les mêmes Idées auxquelles les noms qu’ils leur donnent, appartiennent ſelon l’uſage & la propriété de la Langue dont ils ſe ſervent : car ils voyent que ſans cette double conformité, ils n’auroient