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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

point la conſtitution interieure, & que nous ne ſaurions rendre raiſon des différentes Qualitez que nous y découvrons. Il eſt évident que cette conſtitution intérieure, d’où dépendent les Qualitez des Pierres & du Fer nous eſt abſolument inconnuë. Car pour ne parler que des plus groſſieres & des plus communes que nous y pouvons obſerver, quelle eſt la contexture de parties, l’eſſence réelle qui rend le Plomb & l’Antimoine fuſibles, & qui empêche que le Bois & les Pierres ne ſe fondent point ? Qu’eſt-ce qui fait que le Plomb & le Fer ſont malleables, & que l’Antimoine & les Pierres ne le ſont pas ? Cependant quelle infinie diſtance n’y a-t-il pas de ces Qualitez aux arrangemens ſubtils & aux inconcevables eſſences réelles des Plantes & des Animaux ? C’eſt ce que tout le monde reconnoit ſans peine. L’artifice que Dieu, cet Etre tout ſage & tout puiſſant, a employé dans le grand Ouvrage de l’Univers & dans chacune de ſes parties, ſurpaſſe davantage la capacité & la comprehenſion de l’homme le plus curieux & le plus pénétrant, que la plus grande ſubtilité de l’Eſprit le plus ingenieux ne ſurpaſſe les conceptions du plus ignorant & du plus groſſier des hommes. C’eſt donc en vain que nous prétendons reduire les choſes à certaines Eſpèces & les ranger en diverſes claſſes ſous certains noms, en vertu de leurs eſſences réelles, que nous ſommes ſi éloignez de pouvoir découvrir, ou comprendre. Un Aveugle peut auſſitôt réduire les Choſes en Eſpèces par le moyen de leurs couleurs ; & celui qui a perdu l’odorat peut auſſi bien diſtinguer un Lis & une Roſe par leurs odeurs que par ces conſtitutions intérieures qu’il ne connoit pas. Celui qui croit pouvoir diſtinguer les Brebis & les Chèvres par leurs eſſences réelles, qui lui ſont inconnuës, peut tout auſſi bien exercer ſa pénétration ſur les Eſpèces qu’on nomme Caſſiowary & Querechinchio, & déterminer à la faveur de leurs eſſences réelles & intérieures, les bornes de leurs Eſpèces, ſans connoître les Idées réelles & intérieures, les bornes de leurs Eſpèces, ſans connoître les Idées complexes des Qualitez ſenſibles que chacun de ces noms ſignifie dans les Païs où l’on trouve ces Animaux-là.

§. 10.Ce n’eſt pas non plus les Formes ſubſtantielles, que nous connoiſſons encore moins. Ainſi, ceux à qui l’on a enſeigné que les différentes Eſpèces de Subſtances avoient leurs formes ſubſtantielles diſtinctes & intérieures, & que c’étoient ces formes qui ſont la diſtinction des Subſtances en leurs vrais Genres & leurs veritables Eſpèces, ont été encore plus éloignez du droit chemin, puiſque par-là ils ont appliqué leur Eſprit à de vaines recherches ſur des formes ſubſtantielles entierement inintelligibles, & dont à peine avons-nous quelque obſcure ou confuſe conception en général.

§. 11.Par les Idées que nous avons des Eſprits il paroit encore que c’eſt par l’eſſence nominale que nous diſtinguons les Eſpèces. Que la diſtinction que nous faiſons des Subſtances naturelles en Eſpèces particuliéres, conſiſte dans des Eſſences nominales établies par l’Eſprit, & nullement dans les Eſſences réelles qu’on peut trouver dans les choſes mêmes, c’eſt ce qui paroit encore bien clairement par les Idées que nous avons des Eſprits. Car notre Entendement n’acquerant les idées qu’il attribuë aux Eſprits que par les reflexions qu’il fait ſur ſes propres operations, il n’a ou ne peut avoir d’autre notion d’un Eſprit, qu’en attribuant toutes les opérations qu’il trouve en lui-meme, à une ſorte d’Etres, ſans aucun égard à la Matiére. L’idée même la plus parfaite que nous ayons de Dieu, n’eſt qu’une attribution des mêmes Idées ſimples qui nous ſont venuës en reflechiſſant ſur ce que nous trouvons en nous-mêmes, &