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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

dans l’Eſprit des autres hommes, comme à leurs veritables modèles. Et dans ce cas les idées qu’ils ſe formoient de ces Modes complexes étoient ſans doute ſujettes à être incompletes, parce qu’il peut arriver facilement que ces ſortes d’Idées & ſur-tout celles qui ſont compoſées de combinaiſons de quantité d’idées, ne répondent pas exactement aux idées qui ſont dans l’Eſprit des autres hommes qui ſe ſervent des mêmes noms. Mais à cela il y a pour l’ordinaire un remede tout prêt, qui eſt de prier celui qui ſe ſert d’un mot que nous n’entendons pas, de nous en dire la ſignification ; car il eſt auſſi impoſſible de ſavoir certainement ce que les mots de jalouſie & d’adultère, qui, je croi, répondent aux mots Hébreux * * קִנְאָה ſignifie jalousie & נִאֻף adultère. Kinneah & Niouph, ſignifient dans l’Eſprit d’un autre homme avec qui je m’entretiens de ces choſes, qu’il étoit impoſſible dans le commencement du Langage de ſavoir ce que Kinneah & Niouph ſignifioient dans l’Eſprit d’un autre homme ſans en avoir entendu l’explication, puiſque ce ſont des ſignes arbitraires dans l’Eſprit de chaque perſonne en particulier.

§. 46.Exemples des Subſtances dans le mot Zahab. Conſiderons préſentement de la même maniére les noms des Subſtances, dans la prémiére application qui en fut faite. Un des Enfans d’Adam courant çà & là ſur des Montagnes découvre par hazard une Subſtance éclatante qui lui frappe agréablement la vûë. Il la porte à Adam qui, après l’avoir conſiderée, trouve qu’elle eſt dure, d’un jaune fort brillant & d’une extrême peſanteur. Ce ſont peut-être là toutes les Qualitez qu’il y remarque d’abord, & formant par abſtraction une idée complexe, compoſée d’une Subſtance qui a cette particulière couleur jaune, & une très grande peſanteur par rapport à ſa maſſe, il lui donne le nom de Zahab, pour déſigner par ce mot toutes les Subſtances qui ont ces qualitez ſenſibles. Il eſt évident que dans ce cas Adam agit d’une toute autre maniére qu’il n’a fait en formant les idées de Modes mixtes auxquelles il a donné les noms de Kinneah & de Niouph. Car dans ce dernier cas il joignit enſemble, par le ſeul ſecours de ſon imagination, des Idées qui n’étoient point priſes de l’exiſtence d’aucune choſe, & leur donna des noms qui puſſent ſervir à déſigner tout ce qui ſe trouveroit conforme à ces idées abſtraites qu’il avoit formées, ſans conſiderer ſi aucune telle choſe exiſtoit ou non. Là le modèle étoit purement de ſon invention. Mais lorſqu’il ſe forme une idée de cette nouvelle Subſtance, il ſuit un chemin tout oppoſé, car il y a en cette occaſion un modèle formé par la Nature : de ſorte que voulant ſe le repréſenter à lui-même par l’idée qu’il en a lors même que ce modèle eſt abſent, il ne fait entrer dans ſon idée complexe nulle idée ſimple dont la perception ne lui vienne de la choſe même. Il a ſoin que ſon idée ſoit conforme à cet Archetype, & veut que le nom exprime une idée qui aît une telle conformité.

§. 47. Cette portion de Matiére qu’Adam déſigna ainſi par le terme de Zahab, étant entiérement différente de toute autre qu’il eût vû auparavant, il ne ſe trouvera, je croi, perſonne, qui nie qu’elle ne conſtituë une Eſpèce diſtincte qui a ſon eſſence particulière, & que le mot de Zahab ne ſoit le ſigne de cette Eſpèce, & un nom qui appartient à toutes les choſes qui participent à cette Eſſence. Or il eſt viſible qu’en cette occaſion l’eſ-