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De la Vérité en général. Liv. IV.

ſignifient, conviennent ou diſconviennent : & cette Vérité eſt encore de deux eſpèces, ou purement verbale & frivole, de laquelle je traiterai dans le Chapitre Xme ou bien réelle & inſtructive ; & c’eſt elle qui eſt l’objet de cette Connoiſſance réelle dont nous avons dejà parlé.

§. 7.Objection contre la Vérité verbale, que ſuivant ce que j’en dis, elle peut être entiérement chimerique. Mais peut-être qu’on aura encore ici le même ſcrupule à l’égard de la Vérité qu’on a eu touchant la Connoiſſance & qu’on m’objectera que, « ſi la Vérité n’eſt autre choſe qu’une conjonction ou ſeparation de Mots, formans des Propoſitions, ſelon que les Idées qu’ils ſignifient, conviennent ou diſconviennent dans l’Eſprit des hommes, la connoiſſance de la Vérité n’eſt pas une choſe ſi eſtimable qu’on ſe l’imagine ordinairement ; puiſqu’à ce compte, elle ne renferme autre choſe qu’une conformité entre des mots & les productions chimeriques du cerveau des hommes ; car qui ignore de quelles notions bizarres eſt remplie la tête de je ne ſai combien de perſonnes, & quelles étranges idées peuvent ſe former dans le cerveau de tous les hommes ? Mais ſi nous nous en tenons là, il s’enſuivra que par cette Règle nous ne connoiſſons la vérité de quoi que ce ſoit, que d’un Monde de viſionnaire, & cela en conſultant nos propres imaginations ; & que nous ne découvrons point de vérité qui ne convienne auſſi bien au Harpyes & aux Centaures qu’aux Hommes & aux Chevaux. Car les idées des Centaures & autres ſemblables chiméres peuvent ſe trouver dans notre Cerveau, & y avoir une convenance ou diſconvenance, tout auſſi bien que les idées des Etres réels, & par conſéquent on peut former d’auſſi véritables Propoſitions ſur leur ſujet, que ſur des idées de Choſes réellement exiſtantes, de ſorte que cette Propoſition, Tous les Centaures ſont des Animaux, ſera auſſi véritable que celle-ci, Tous les hommes ſont des Animaux, & la certitude de l’une ſera auſſi grande que celle de l’autre. Car dans ces deux Propoſitions les mots ſont joints enſemble ſelon la convenance que les Idées ont dans notre Eſprit, la convenance de l’Idée d’Animal avec celle de Centaure étant auſſi claire & auſſi viſible dans l’Eſprit, que la convenance de l’idée d’Animal avec celle d’homme : & par conſéquent ces deux Propoſitions ſont également véritables, & d’une égale certitude. Mais à quoi nous ſert une telle Vérité. »

§. 8.Réponſe à cette Objection. La Vérité réelle regarde les Idées conformes aux choſes. Quoi que ce qui a été dit dans le Chapitre précedent pour diſtinguer la connoiſſance réelle d’avec l’imaginaire pût ſuffire ici à diſſiper ce doute, & à faire diſcerner la Vérité réelle de celle qui n’eſt que chimerique, ou, ſi vous voulez, purement nominale, ces deux diſtinctions étant établies ſur le même fondement, il ne ſera pourtant pas inutile de faire encore remarquer, dans cet endroit, que, quoi que nos Mots ne ſignifient autre choſe que nos Idées, cependant comme ils ſont deſtinez à ſignifier des choſes, la vérité qu’ils contiennent, lorſqu’ils viennent à former des Propoſitions, ne ſauroit être que verbale, quand ils déſignent dans l’Eſprit des Idées qui ne conviennent point avec la réalité des Choſes. C’eſt pourquoi la Vérité, auſſi bien que la Connoiſſance peut être fort bien diſtinguée en verbale, & en réelle ; celle-là étant ſeulement verbale, où les termes ſont joints ſelon la convenance ou la diſconvenance des Idées qu’ils