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Des Propoſitions Frivoles. Liv. IV.

avec une entiére certitude, ſans qu’on puiſſe douter de la vérité d’une telle Propoſition, & permettez-moi d’ajoûter, ſans qu’on puiſſe auſſi arriver par-là à aucune connoiſſance réelle.

§. 3. Car à ce compte, le plus ignorant de tous les hommes qui peut ſeulement former une Propoſition & qui fait ce qu’il penſe quand il dit oui ou non, peut faire un million de Propoſitions de la vérité deſquelles il peut être infailliblement aſſûré ſans être pourtant inſtruit de la moindre choſe par ce moyen, comme, Ce qui eſt Ame, eſt Ame, c’eſt-à-dire, une Ame eſt Ame, un Eſprit eſt un Eſprit, une Fetiche eſt une Fetiche, &c. toutes Propoſitions équivalentes à celle-ci, Ce qui eſt, eſt, c’eſt-à-dire, Ce qui a de l’exiſtence, a de l’exiſtence, ou celui qui a une Ame a une Ame. Qu’eſt-ce autre choſe que ſe jouer des mots ? C’eſt faire juſtement comme un Singe qui s’amuſeroit à jetter une Huitre d’une main à l’autre, & qui, s’il avoit des mots, pourroit ſans doute dire, l’Huitre dans la main droite eſt le ſujet, & l’Huitre dans la main gauche eſt ** Ce qu’on nomme autrement dans les Ecoles prædicatum. l’attribut, & former par ce moyen cette Propoſition évidente par elle-même, l’Huitre eſt l’Huitre, ſans avoir pour tout cela le moindre grain de connoiſſance de plus. Cette maniére d’agir pourroit tout auſſi bien ſatisfaire la faim du Singe que l’Entendement d’un homme, & elle ſerviroit autant à faire croître le prémier en groſſeur, qu’à faire avancer le dernier en Connoiſſance.

Je ſai qu’il y a des gens, qui s’intereſſent beaucoup pour les Propoſitions Identiques, & qui s’imaginent qu’elles rendent de grands ſervices à la Philoſophie, parce qu’elles ſont évidentes en elles-mêmes. Ils les exaltent comme ſi elles renfermoient tout le ſecret de la Connoiſſance, & que l’Entendement fût conduit uniquement par leur moyen dans toutes les véritez qu’il eſt capable de comprendre. J’avoûë auſſi librement que qui que ce ſoit, que toutes ces Propoſitions ſont véritables & évidentes par elles-mêmes. Je conviens de plus que le fondement de toutes nos Connoiſſances dépend de la Faculté que nous avons d’appercevoir que la même Idée eſt la même, & de la diſcerner de celles qui ſont différentes, comme je l’ai fait voir dans le Chapitre précedent. Mais je ne vois pas comment cela empêche que l’uſage qu’on prétendroit faire des Propoſitions Identiques pour l’avancement de la Connoiſſance ne ſoit juſtement traité de frivole. Qu’on repete auſſi ſouvent qu’on voudra, Que la volonté eſt la volonté, & qu’on faſſe ſur cela autant de fond qu’on jugera à propos ; de quel uſage ſera cette Propoſition, & une infinité d’autres ſemblables pour étendre nos Connoiſſances ? Qu’un homme forme autant de ces ſortes de Propoſitions que les mots qu’il fait pourront lui permettre d’en faire, comme celles-ci, Une Loi eſt une Loi, & l’Obligation eſt l’Obligation, le Droit eſt le Droit, & l’Injuſte eſt l’Injuſte ; ces Propoſitions & autres ſemblables lui ſeront-elles d’aucun uſage pour apprendre la Morale ? Lui feront-elles connoître à lui ou aux autres les devoirs de la vie ? Ceux qui ne ſavent & ne ſauront peut-être jamais ce que c’eſt que Juſte & Injuſte, ni les meſures de l’un & de l’autre, peuvent former avec autant d’aſſûrance toutes ces ſortes de Propoſitions, & en connoître auſſi infailliblement la vérité, que celui qui eſt le mieux inſtruit des véritez de la Morale. Mais quel progrès font-ils par le moyen de ces Pro-