Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/564

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
521
De l’Exiſtence de Dieu. Liv. IV.

nature des choſes, ([1]) nous pourrions en venir juſques à concevoir, quoi que d’une maniére imparfaite, comment la Matiére peut d’abord avoir été produite, & avoir commencé d’exiſter par le pouvoir de ce prémier Etre éternel, mais on verroit en même temps que de donner l’être à un Eſprit, c’eſt un effet de cette Puiſſance éternelle & infinie, beaucoup plus malaiſé à comprendre. ([2]) Mais parce que cela m’écarteroit peut-être trop des notions ſur leſquelles la Philoſophie eſt préſentement fondée dans le Monde, je ne ſerois pas excuſable de m’en éloigner ſi fort, ou de rechercher autant que la Grammaire le pourroit permettre, ſi dans le fond l’Opinion communément établie eſt contraire à ce ſentiment particulier, j’aurois tort, dis-je, de m’engager dans cette diſcuſſion, ſur-tout dans cet endroit de la Terre où la Doctrine reçuë eſt aſſez bonne pour mon deſſein, puiſqu’elle poſe com-

  1. Il y a mot pour mot, dans l’Anglois, Nous pourrions être capables de viſer à quelque conception obſcure & confuſe, de la manière dont la Matiére pourroit d'abord avoir été produite, &c. we might be able to aim at ſome dim and ſeeming conception hou Matter might at firſt be made. Comme je n’entendois par fort bien ces mots, dim and ſeeming conception, que je n’entens pas mieux encore, je mis à la place, quoi que d’une maniére imparfaite : traduction un peu libre que Mr. Locke ne déſaprouva point, parce que dans le fond elle rend aſſez bien ſa penſée.
  2. Ici Mr. Locke excite notre curioſité, ſans vouloir la ſatisfaire. Bien des gens s’étant imaginez qu’il m’avoit communiqué cette maniere d’expliquer la création de la Matiere, me prierent peu de temps après que ma Traduction eut vû le jour, de leur en faire part ; mais je fus obligé de leur avouer que M. Locke m’en avoit fait un ſecret à moi-même. Enfin long-temps après ſa mort, M. le Chevalier Newton, à qui je parlai par hazard, de cet endroit du Livre de M. Locke, me découvrit tout le myſtere. Souriant il me dit d’abord que c’étoit lui-même qui avoit imaginé cette maniere d’expliquer la création de la Matiere, que la penſée lui en étoit venue dans l’eſprit un jour qu’il vint à tomber ſur cette Queſtion avec M. Locke & un Seigneur Anglois (Le feu Comte de Pembroke, mort au mois de Fevrier de la préſente année 1733.). Et voici comment il leur expliqua ſa penſée. On pourroit, dit-il, ſe former en quelque maniere une idée de la création de la Matiere en ſuppoſant que Dieu eût empêché par ſa puiſſance que rien ne pût entrer dans une certaine portion de l’Eſpace pur, qui de ſa nature eſt impénétrable, éternel, néceſſaire, infini, car dès là cette portion d’Eſpace auroit l’impénétrabilité, l’une des qualitez eſſentielles à la Matiere : & comme l’Eſpace pur eſt abſolument uniforme, on n’a qu’à ſuppoſer que Dieu auroit communiqué cette eſpèce d’impénétrabilité à une autre pareille portion de l’Eſpace, & cela nous donneroit, en quelque ſorte, une idée de la mobilité de la Matiere, autre Qualité qui lui eſt auſſi très-eſſentielle. Nous voila maintenant délivrez de l’embarras de chercher ce que M. Locke avoit trouvé bon de cacher à ſes Lecteurs : car c’eſt là tout ce qui lui a donné occaſion de nous dire, que ſi nous voulions donner l’eſſor à notre Eſprit, nous pourrions concevoir, que d’une maniere imparfaite, comment la Matiere pourroit d’abord avoir été produite, &c. Pour moi, s’il m’eſt permis de dire librement ma penſée, je ne vois pas comment ces deux ſuppoſitions peuvent contribuer à nous faire concevoir la création de la Matiere. A mon ſens, elles n’y contribuent non plus qu’un Pont contribue à rendre l’eau qui coule immédiatement deſſous, impénétrable à un Boulet de canon, qui venant à tomber perpendiculairement d’une hauteur de vingt ou trente toiſes ſur ce Pont y eſt arrêté ſans pouvoir paſſer à travers pour entrer dans l’eau qui coule directement deſſous. Car dans ce cas-là, l’Eau reſte liquide, & pénétrable à ce Boulet, quoi que la ſolidité du Pont empêche que le boulet ne tombe dans l’Eau. De même, la Puiſſance de Dieu peut empêcher que rien n’entre dans une certaine portion d’Eſpace : mais elle ne change point, par là, la nature de cette portion d’Eſpace, qui reſtant toujours pénétrable, comme toute autre portion d’Eſpace, n’acquiert point en conſéquence de cet obſtacle, le moindre dégré de l’impénétrabilité qui eſt eſſentielle à la Matiere, &c.