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Du Jugement. Liv. IV.

conſiderées en éloignement, ſuppoſant qu’elles conviennent ou disconviennent, ſelon qu’il leur paroît plus vraiſemblable, après un ſi leger examen. Lorsque cette Faculté s’exerce immédiatement ſur les Choſes, on le nomme Jugement, & lorsqu’elle roule ſur des Véritez exprimées par des paroles, on l’appelle plus communément Aſſentiment ou Diſſentiment ; & comme c’eſt-là la voye la plus ordinaire dont l’Eſprit a occaſion d’employer cette Faculté, j’en parlerai ſous ces noms-là comme moins ſujets à équivoque dans notre Langue.

§. 4.Le Jugement conſiſte à préſumer que les choſes ſont d’une certaine maniére, ſans l’appercevoir certainement. Ainſi l’Eſprit a deux Facultez qui s’exercent ſur la Vérité & ſur la Fauſſeté.

La prémiére eſt la Connoiſſance par où l’Eſprit apperçoit certainement & eſt indubitablement convaincu de la convenance ou de la disconvenance qui eſt entre deux Idées.

La ſeconde eſt le Jugement qui conſiſte à joindre des Idées dans l’Eſprit, ou à les ſeparer l’une de l’autre, lorsqu’on ne voit pas qu’il y ait entr’elles une convenance ou disconvenance certaine, mais qu’on le préſume, c’eſt-à-dire, ſelon ce qu’emporte ce mot, lorsqu’on le prend ainſi avant qu’il paroiſſe certainement. Et ſi l’Eſprit unit ou ſepare les Idées, ſelon qu’elles ſont dans la réalité des choſes, c’eſt un Jugement droit.



CHAPITRE XV.

De la Probabilité.


§. 1.La Probabilité eſt l’apparence de la convenance ſur des preuves qui ne ſont pas infaillibles.
COmme la Démonſtration conſiſte à montrer la convenance ou la disconvenance de deux Idées, par l’intervention d’une ou de pluſieurs preuves qui ont entr’elles une liaiſon conſtante, immuable, & viſible ; de même la Probabilité n’eſt autre choſe que l’apparence d’une telle convenance ou disconvenance par l’intervention de preuves dont la connexion n’eſt point conſtante & immuable, ou du moins n’eſt pas apperçuë comme telle, mais eſt ou paroît être ainſi, le plus ſouvent, & ſuffit pour porter l’Eſprit à juger que la Propoſition eſt vraye ou fauſſe plûtôt que le contraire. Par exemple, dans la Démonſtration de cette vérité, Les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, un homme apperçoit la connexion certaine & immuable d’égalité qui eſt entre les trois Angles d’un Triangle, & les Idées moyennes dont on ſe ſert pour prouver leur égalité à deux Droits ; & ainſi, par une connoiſſance intuitive de la convenance de ou de la disconvenance des Idées moyennes qu’on employe dans chaque dégré de la déduction, toute la ſuite ſe trouve accompagnée d’une évidence qui montre clairement la convenance ou la disconvenance de ces trois Angles en égalité à deux Droits : & par ce moyen il y a une connoiſſance certaine que cela eſt ainſi. Mais un autre homme qui n’a jamais pris la peine de conſiderer cette Démonſtration, entendant affirmer à un Mathematicien, homme de poids, que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux