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De l’Erreur. Liv. IV.

dans leur Eſprit une ſuite de conſéquences ni peſer exactement de combien les preuves & les témoignages l’emportent les uns sur les autres, après avoir aſſigné à chaque circonſtance ſa juſte valeur, tous ceux-là, dis-je, qui ne ſont pas capables d’entrer dans cette discuſſion peuvent être aiſément entrainez à recevoir des poſitions qui ne ſont pas probables. Il y a des gens d’un ſeul Syllogiſme, & d’autres de deux ſeulement. D’autres ſont capables d’avancer encore d’un pas, mais vous attendrez en vain qu’ils aillent plus avant ; leur comprehenſion ne s’étend point au de-là. Ces ſortes de gens ne peuvent pas toûjours diſtinguer de quel côté ſe trouvent les plus fortes preuves, ni par conſéquent ſuivre conſtamment l’opinion qui eſt en elle-même la plus probable. Or qu’il y ait une telle différence entre les hommes par rapport à leur Entendement, c’eſt ce que je ne croi pas qui ſoit mis en queſtion par qui que ce ſoit qui ait eu quelque converſation avec ſes voiſins, quoi qu’il n’ait jamais été, d’un côté, au Palais & à la Bourſe, ou de l’autre dans des Hôpitaux & aux Petites-Maiſons. Soit que cette différence qu’on remarque dans l’Intelligence des hommes vienne de quelque défaut dans les organes du Corps, particuliérement formez pour la Penſée, ou de ce que les Facultez ſont groſſiéres ou intraitables faute d’uſage, ou comme croyent quelques-uns, de la différence naturelle des Ames même des hommes, ou de quelques-unes de ces choſes, ou de toutes priſes enſemble, c’eſt ce qu’il n’eſt pas néceſſaire d’examiner en cet endroit. Mais ce qu’il y a d’évident, c’eſt qu’il ſe rencontre dans les divers Entendemens, dans les conceptions & les raiſonnemens des hommes une ſi vaſte différence de dégrez, qu’on peut aſſûrer, ſans faire aucun tort au Genre Humain, qu’il y a une plus grande différence à cet égard entre certains hommes & d’autres hommes, qu’entre certains hommes & certaines Bêtes. Mais de ſavoir d’où vient cela, c’eſt une Queſtion ſpeculative qui, bien que d’une grande conſéquence, ne fait pourtant rien à mon préſent deſſein.

§. 6.III. Cauſe, défaut de volonté. En troiſiéme lieu, il y a une autre ſorte de gens qui manquent de preuves, non qu’elles ſoient au delà de leur portée, mais parce qu’ils ne veulent pas en faire uſage. Quoi qu’ils ayent aſſez de bien & de loiſir, & qu’ils ne manquent ni de talens ni d’autres ſecours, ils n’en ſont jamais mieux pour tout cela. Un violent attachement au Plaiſir, ou une conſtante application aux affaires, détournent ailleurs les penſées de quelques-uns, une Pareſſe & une Négligence générale, ou bien une averſion particuliére pour les Livres, pour l’Etude, & la Méditation empêche d’autres d’avoir abſolument aucune penſée ſerieuſe : & quelques-uns craignant qu’une recherche exempte de toute partialité ne fût point favorable à ces opinions qui s’accommodent le mieux avec leurs Préjugez, leur maniére de vivre, & leurs deſſeins, ſe contentent de recevoir ſans examen & ſur la fois d’autrui ce qu’ils trouvent qui leur convient le mieux, & qui eſt autoriſé par la Mode. Ainſi, quantité de gens, même de ceux qui pourroient faire autrement, paſſent leur vie ſans s’informer des probabilitez qu’il leur importe de connoître, tant s’en faut qu’ils en faſſent l’objet d’un aſſentiment fondé ſur la raiſon ; quoi que ces Probabilitez ſoient ſi près d’eux qu’ils n’ont qu’à tourner les yeux vers elles pour en être frapez. On connoit des perſonnes qui ne veulent pas