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de Principes innez. Liv. I.

que ce ſoit dans ce Royaume. Toute la différence qu’il y a entre ce Roi, & un Anglois plus intelligent, conſiſte ſimplement en ce que l’exercice de ſes Facultez a été borné aux manières, aux uſages & aux idées de ſon Païs, ſans que ſon Eſprit ait été jamais pouſſé plus loin, ni appliqué à d’autres recherches, de ſorte que s’il n’a eu aucune idée de Dieu, ce n’eſt que pour n’avoir pas ſuivi le fil des penſées qui l’y auroient conduit infailliblement.

§. 13.Les idées de Dieu ſont différentes en différentes perſonnes. Je conviens, que s’il y avoit quelque idée, naturellement empreinte dans l’Ame des Hommes, nous avons droit de penſer, que ce devroit être l’idée de celui qui les a faits, laquelle ſeroit comme une marque que Dieu auroit imprimée lui-même ſur ſon propre Ouvrage, pour faire ſouvenir les Hommes qu’ils ſont dans ſa dépendance, & qu’ils doivent obéir à ſes ordres. C’eſt par-là, dis-je, que devroient éclatter les prémiers rayons de la connoiſſance humaine. Mais combien ſe paſſe-t-il de temps, avant qu’une telle idée puiſſe paroître dans les Enfans ? Et lors qu’on vient à la découvrir, qui ne voit qu’elle reſſemble beaucoup plus à une opinion ou à une idée qui vient du Maître de l’Enfant, qu’à une notion qui repréſente directement le véritable Dieu ? Quiconque obſervera le progrès par lequel les Enfans parviennent à la connoiſſance qu’ils ont, ne manquera pas de reconnoître, que les Objets qui ſe préſentent prémiérement à eux, & avec qui ils ont, pour ainſi dire, le plus de familiarité, ſont les prémiéres impreſſions dans leur Entendement, ſans qu’on puiſſe y trouver la moindre trace d’aucune autre impreſſion que ce ſoit. Il eſt aiſé de remarquer, outre cela, comment leurs penſées ne ſe multiplient qu’à meſure qu’ils viennent à connoître une plus grande quantité d’Objets ſenſibles, à en conſerver les idées dans leur Mémoire, & à ſe faire une habitude de les aſſembler, de les étendre, & de les combiner en différentes maniéres. Je montrerai dans la ſuite, comment par ces différens moyens ils viennent à former dans leur Eſprit l’idée d’un Dieu.

§. 14. Peut-on ſe figurer que les idées que les Hommes ont de Dieu, ſoient autant de caractéres de cet Etre ſuprême qu’il ait gravez dans leur Ame, de ſon propre doigt, quand on voit que dans un même Païs, les hommes qui le déſignent par un ſeul & même nom, ne laiſſent pas d’en avoir des idées fort différentes, ſouvent diametralement oppoſées, & tout-à-fait incompatibles ? Dira-t-on qu’ils ont une idée innée de Dieu, dès-là ſeulement qu’ils s’accordent ſur le nom qu’ils lui donnent ?

§. 15. Mais quelle vraye ou même ſupportable idée de Dieu pourroit-on trouver dans l’Eſprit de ceux qui reconnoiſſoient & adoroient deux ou trois cens Dieux ? Dès-là ils en reconnoiſſent plus d’un, ils faiſoient voir d’une maniére claire & inconteſtable, que Dieu leur étoit inconnu, & qu’ils n’avoient aucune véritable idée de cet Etre ſuprême, puiſqu’ils lui ôtoient l’Unité, l’Infinité, & l’Eternité. Si nous ajoûtons à cela les idées groſſiéres qu’ils avoient d’un Dieu corporel, idées qu’ils exprimoient par les Images & les repréſentations qu’ils faiſoient de leurs Dieux, ſi nous conſiderons les amours, les mariages, les impudicitez, les débauches, les querelles, & les autres baſſeſſes qu’ils attribuoient à leurs Divinitez, quelle rai-