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Ainsi, pour le sujet, ç’a été à Lope une bien heureuse idée que celle de substituer à l’héritage enlevé une jeune fille. Dans la donnée de l’histoire, il n’y avait point de pièce, ou, ce qui revient au même, il n’y avait qu’une pièce d’un médiocre intérêt. Dans la donnée de Lope il y a le motif d’un admirable drame. — C’est lorsqu’on rencontre une invention de ce genre que l’on se prend à penser que la poésie est au-dessus de la vérité. Mais pour que la poésie soit au-dessus de la vérité, il faut que le poëte soit bien grand.

Tous les caractères de la pièce, soit ceux que l’histoire indiquait au poète, soit ceux que lui-même a créés, sont tracés avec un rare talent. — Le roi Alphonse VII, avec sa justice sévère et sa bonté pour les faibles et les petits, est bien l’Alphonse VII de l’histoire, et l’on reconnaît en lui ces rois d’Espagne du moyen âge qui se considéraient sérieusement, et quelle que fût d’ailleurs leur conduite, comme les représentants de Dieu sur la terre. — Don Tello, l’infançon orgueilleux de sa naissance et de sa richesse, violent et sensuel, qui s’étonne d’avoir un rival préféré et s’indigne de la résistance d’une villageoise, est bien peint. — Sanche est également fort bien. Sa passion est noble et poétique. Son courage excite notre sympathie ; et l’on voit à quelques traits, comme, par exemple, à la réponse qu’il fait au roi lorsque celui-ci lui demande si don Tello n’a point déchiré sa lettre, — une élévation de sentiments qui nous semble d’une grande beauté. — Le vieux Nuño, chez lequel la vivacité de la tendresse paternelle s’allie à une prudence timide, qui voudrait ravoir sa fille et craint de se compromettre auprès de son seigneur, est d’une excellente observation. — Les deux femmes sont tout ce qu’elles pouvaient être. — Enfin, nous aimons beaucoup le gracioso Pelage, tout à la fois malin et naïf, et quelques-unes de ses plaisanteries sont vraiment incomparables.

Il ne faut pas s’étonner que Nuño et Sanche, deux laboureurs, deux paysans, aient été posés par le poëte comme nobles de naissance. La plupart des Galiciens sont nobles.

Deux personnages de la pièce, le comte de Castro et Enrique de Lara, n’appartiennent pas au règne d’Alphonse VII, mais à celui d’Alphonse VIII, son fils et son successeur. Quel motif a donc eu Lope pour les faire entrer dans sa comédie ? C’est qu’ils lui étaient nécessaires, et il a mieux aimé les emprunter à l’histoire que de les inventer, dans la pensée, sans doute, qu’ils auraient quelque chose de plus réel et de plus vrai.

Mais peut-être le principal mérite de cet ouvrage est-il dans la peinture des mœurs. Ce sont bien là les idées, les croyances, les superstitions du moyen âge espagnol ; c’est bien là l’organisation sociale de ces temps ; c’est bien là ce siècle énergique et encore à demi barbare, où la force brutale et le caprice du plus fort décidaient de tout. On s’est demandé où Lope avait pris cette connaissance intime des mœurs et des sentiments d’une époque éloignée. Eh ! mon Dieu ! d’abord dans l’histoire, dans les vieilles chroniques, dans les anciennes romances espagnoles, qu’il avait étudiées avec amour et qu’il connaissait mieux que pas un de ses contemporains ; et puis, pour ce qu’il ne pouvait pas trouver dans l’histoire, ni dans les chroniques, ni dans les romances, il l’a deviné avec son génie. Ainsi faisait Shakspeare, ainsi ont fait tous les grands maîtres.

Le meilleur Alcade, comme les deux pièces qui précèdent, se trouve dans le catalogue du Peregrino[1].

  1. Voyez la notice du Moulin et celle du Chien du jardinier, vers la fin.