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Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/197

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fusés par le commandant de Lagrée, furent acceptés, et il reçut à son tour en échange quelques objets français. Pendant que l’on nous construisait une case, nous nous installâmes dans le sala, sorte de maison commune que l’on trouve dans tous les villages laotiens, où le jour on délibère des affaires publiques, et où, la nuit, se tiennent quelques gardiens qui annoncent les veilles sur un tam-tam et protègent les habitants contre les déprédations des tigres et des autres rôdeurs nocturnes.

Nous pouvions dès ce moment renvoyer nos barques et nos rameurs cambodgiens ; ces derniers, au nombre de cinquante, étaient fort impatients de retourner chez eux, l’époque du repiquage des riz étant arrivée et réclamant tous leurs soins. Quoique le roi du Cambodge eût donné l’ordre de nous conduire à Stung Treng sans aucune rémunération, en prélevant ce voyage sur les corvées qui lui étaient dues à titre d’impôt par les villages frontières, M. de Lagrée ne voulut pas avoir déplacé pour rien ces pauvres gens et fit remettre à chacun d’eux quatre ligatures[1] (environ quatre francs de notre monnaie) et le riz nécessaire pour rejoindre leurs villages. Cette générosité avait également pour but de rassurer les Laotiens, devant qui elle était faite, sur le payement de leurs services à venir. En même temps, M. de Lagrée retint une petite pirogue et les deux bateliers cambodgiens qui passaient pour les meilleurs pilotes du fleuve, et il les décida à prix d’argent à me reconduire à Sombor, en redescendant par la rive droite ou par telle autre route que je leur indiquerais. Comme je l’ai déjà dit plus haut, la nature même de notre navigation jusqu’à Stung Treng avait rendu impossible toute reconnaissance hydrographique sérieuse, et l’objet de cette seconde excursion faite avec le courant en pleine eau, était surtout d’essayer de constater l’existence d’un chenal navigable au milieu de tout ce dédale d’îles, de roches et de rapides.

Je m’embarquai donc, moi quatrième, dans la frêle pirogue : en outre des deux Cambodgiens, j’emmenais un matelot français nommé Renaud, à qui un long séjour au Cambodge avait donné une certaine connaissance de la langue, et qui devait me servir à la fois de sondeur et d’interprète. Nous partîmes de Stung Treng le 24 juillet, à midi et demi. La légère barque, emportée par le courant, était gouvernée avec une merveilleuse adresse par les deux rameurs, armés chacun d’une courte pagaie et accroupis aux extrémités. Renaud et moi étions assis au centre, lui sondant de temps à autre, moi relevant rapidement la route suivie avec ma boussole et notant au crayon les différentes particularités qu’offrait le fleuve. Nous eûmes bientôt gagné la rive droite, et nous entrâmes dans le bras étroit et sinueux que le groupe d’îles de Salanh dessine le long de cette rive. À la tombée de la nuit, nous étions déjà arrivés, grâce à la vitesse du courant, à la tête de la zone des rapides ; je fis faire halte, et nous cherchâmes sur la berge le gîte pour la nuit que ne pouvait nous offrir l’étroite embarcation. Nous nous retrouvions sur le territoire cambodgien, au centre d’une exploitation forestière. Tout autour de nous gisaient d’énormes arbres abattus, dans

  1. La ligature se compose de 600 sapèques en zinc, monnaie annamite trouée au milieu, que l’on enfile sur une corde en rotin ; on indique par des nœuds des subdivisions de 60 en 60 sapèques. Ces fractions décimales de la ligature s’appellent « tien » en annamite et valent 10 centimes environ. La ligature ou « quan » n’est en usage qu’en An-nam et au Cambodge.