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Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/271

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VOYAGE À PNOM PENH.

pour repartir, la confection d’un char tout neuf, dont il avait ébauché le timon. Vous n’en aurez que pour quatre ou cinq jours, me répéta-t-il plusieurs fois. Aucun de ces braves gens ne paraissait comprendre que l’on pût être pressé.

Le 22 janvier au soir, la plaine s’accidenta un peu, la forêt s’épaissit. La nuit était tombée depuis longtemps, lorsque j’arrivai au village de Soukrom. Le chef de la localité parut considérer comme une grave affaire mon départ du lendemain ; de nouveau on me parla de montagnes, de précipices, d’impossibilité pour les chars d’arriver à la station suivante. Ne comprenant que très-imparfaitement la langue, et ne croyant pas à l’existence de difficultés sérieuses dans la direction que je suivais, je crus que l’on n’employait à mon égard qu’une de ces nombreuses ruses dilatoires à l’aide desquelles on avait coutume de tromper mon impatience. S’il y avait des difficultés, c’était une raison pour partir de meilleure heure le lendemain matin. — Mais le temps manquait d’ici là pour réunir des hommes. — Je me mis à rire : les trois ou quatre conducteurs de chars qui m’avaient suffi jusque-là me paraissaient faciles à trouver. — Mais il en faut bien davantage. — Je haussai les épaules et déclarai que je me contenterais de ce nombre. J’étais habitué à voir toujours les indigènes annoncer des difficultés et à ne rencontrer jamais les obstacles signalés. Je ne pris donc aucune objection au sérieux. Ma résolution paraissait si ferme, mon irritation de toutes ces fins de non-recevoir se trahissait si grande, que l’on se tut, et que le lendemain, au point du jour, comme je l’avais exigé, trois chars à buffles étaient prêts. Je me remis en route. Le sol de la forêt s’élevait graduellement et nous traversions successivement de petits ruisseaux qui paraissaient très-près de leur source ; au dernier de ces cours d’eau, mes conducteurs demandèrent à s’arrêter : il était encore de très-bonne heure, et il valait mieux cheminer pendant que la chaleur était supportable. Je promis un repos vers midi. Mais plus loin il n’y a pas d’eau, me dit-on. Cette ruse avait été employée si souvent pour me forcer à choisir une halte à la convenance de la paresse des indigènes, je me trouvais si bien du système de n’en faire qu’à ma tête, que, sans en écouter davantage, j’ordonnai de continuer de marcher. Je cheminais à pied et en avant ; Renaud conduisait lui-même l’un des chars, et les deux autres Français se mirent à faire comme lui. Les indigènes en profitèrent pour se laisser attarder peu à peu et disparaître. Leur absence ne laissa pas que de m’inquiéter un peu. Du côté du sud, la voûte de la forêt semblait devenir plus transparente. Tout d’un coup une éclatante lumière pénétra sous ses arceaux. Le sol nous manqua sous les pieds. La forêt prenait fin, et un immense horizon s’ouvrait devant nous. Ce fut pour moi comme une révélation : nous étions parvenus à l’arête du plateau que nous avions parcouru jusque-là. La plaine inférieure, qui s’étendait à 200 mètres environ au-dessous de nous, était au niveau du Grand Lac, et ces 200 mètres représentaient — et au delà — toute la différence de niveau entre Pnom Penh et Oubôn.

Les abords du plateau étaient presque à pic. La muraille de grès qui le soutenait présentait une série de rampes irrégulièrement tracées en zigzag, à pente très-inégale et très-roide, où l’on distinguait les traces du passage des hommes et des chars. J’étais en présence de la difficulté que l’on m’avait signalée, et je compris alors la nécessité d’un