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Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/279

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VOYAGE À PNOM PENH.

mon patron les nouveaux venus : leur contenance témoigna la surprise qu’ils éprouvaient de se voir devancés. « Nous sommes les rameurs du mandarin de Compong Thom qui chemine par terre avec une escorte de dix soldats. Nous portons ses bagages. Et vous, qui êtes-vous ? répondirent-ils. — Peu vous importe, dit l’Annamite, passez au large, il n’y a ici rien de bon pour vous. » L’assurance de mon patron leur donna à penser. Le reflet d’un sabre-baïonnette leur fut sans doute renvoyé par le soleil. Notre barque était grande et pouvait cacher bien des soldats. Leur chef n’était point avec eux ; à quoi bon se compromettre inutilement ? Les deux barques s’éloignèrent sans mot dire. Ce fut la seule alerte de la journée. Dans la nuit du 4 au 5 février, nous donnâmes dans les passes qui conduisent du lac au bras de Compong Luong et nous les franchîmes sans encombre. Au petit jour, nous passâmes devant le poste rebelle de Compong Prak. À notre vue le tamtam fut battu sur la rive et l’on nous héla : « Capitaine français qui se rend à Pnom Penh, » telle fut la fière réponse de mon patron. Un grand silence s’ensuivit sur la rive : quelques hommes coururent à droite et à gauche, cherchant du feu pour faire partir leurs espingoles. Quand ils y réussirent, le courant nous avait mis hors d’atteinte.

Le soir, à cinq heures, j’aperçus le pavillon français flottant sur Compong Luong. La canonnière 28 y était au mouillage ; j’appris de l’officier qui la commandait que M. Pottier était à Pnom Penh et je continuai immédiatement ma route sur ce dernier point. J’y arrivai à onze heures et demie du soir.

Il faut avoir subi un long isolement au milieu de contrées étrangères, et être resté plusieurs mois privé de toute communication avec des gens civilisés, pour bien comprendre la joie que j’éprouvai en me retrouvant tout à coup au milieu de Français et d’amis. Leur surprise n’était pas moins grande que ma joie. M. Pottier, après avoir fait une tentative infructueuse pour nous faire parvenir notre courrier, s’était résigné à attendre et il n’était pas sans inquiétude à notre sujet. Comme il arrive toujours en pareil cas, des bruits fâcheux avaient circulé dans le pays sur notre compte ; deux membres de la Commission avaient, disait-on, succombé aux fatigues et aux maladies de ce redoutable Laos. Je rassurai tout le monde.

Je me hâtai de faire le dépouillement du courrier destiné à l’expédition. Il contenait les passe-ports de Chine, si nécessaires pour continuer notre reconnaissance du fleuve au delà de Luang-Prabang ; mais les instruments qui nous manquaient encore étaient restés à Saïgon, où ils dormaient à l’observatoire depuis leur arrivée de France. Je ne trouvai à emporter, faute de mieux, qu’un baromètre holostérique. Une grande partie de nos lettres particulières étaient également restées au chef-lieu de la colonie. M. Pottier m’offrit une canonnière pour me rendre à Saïgon ; mais, si attrayante que fût cette offre, j’aurais manqué à mon devoir en l’acceptant. Tout retard pouvait être préjudiciable à l’expédition, et le commandant de Lagrée comptait les heures. Mon voyage s’était déjà prolongé au delà de tous ses calculs, et il avait dû continuer à s’avancer dans le nord. Chaque jour augmentait la distance qui nous séparait. Enfin, j’avais à retraverser le Grand Lac, seul avec un Annamite, et je ne voulais pas que le bruit de mon retour pût me précéder. Le 7 février, après avoir clos mon courrier pour l’amiral, j’allai avec M. Pottier rendre visite