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Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/469

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tenant à l’une des quatre premières catégories de la hiérarchie chinoise. L’entrevue eut lieu dans un étroit tribunal qui dominait la cour. La conversation se borna à des généralités et à un échange de politesses. Le gouverneur nous dit que nous étions annoncés depuis plus de six mois et qu’il avait envoyé un messager au-devant de nous. Il faisait allusion à la lettre énigmatique dont on nous avait parlé à Xieng Hong. « Je croyais, ajouta-t-il, qu’en raison des longueurs et des dangers de la route, vous ne viendriez pas. Combien de temps comptez-vous rester avec nous ? — Une quinzaine de jours nous sont nécessaires pour nous reposer. — Si vous désirez poursuivre votre route, je dois vous prévenir que la contrée est dans un état bien misérable : vous aurez à craindre les maladies, les voleurs, des ennemis de toutes sortes. Avez-vous l’intention de continuer à vous diriger vers le nord ? — J’ai l’ordre de remonter le cours du Mékong, mais puisque vous m’annoncez d’aussi grandes difficultés, je vous demanderai conseil et nous discuterons ensemble le meilleur parti à prendre. — Si vous ne craignez rien, dit le gouverneur, je vous ferai conduire où vous voudrez. » M. de Lagrée lui donna un revolver ; une arme aussi perfectionnée ne pouvait être que bien accueillie par un homme dont le rôle était avant tout militaire et qui se préparait à livrer de nouveaux combats. Dès qu’on lui en eut expliqué le maniement, il se précipita vers le tribunal et, au risque de blesser quelqu’un de ses administrés, il tira plusieurs coups sur les murailles de la cour. Ce cadeau parut lui faire un plaisir excessivement vif.

Le gouverneur de Se-mao, que l’on désignait sous le nom de Li ta-jen[1], était originaire de Lin-ngan, ville où, sous la direction d’un chef énergique, le Leang ta-jen, s’était organisée dans le sud de la province la résistance contre les Mahométans. À la suite de quelques actions de guerre, Li ta-jen avait été nommé préfet de Ta-lan. De là, il avait marché sur Se-mao et en avait chassé les Koui-tse. Il y avait un an qu’il essayait de réorganiser le pays, dont les deux tiers des habitants s’étaient enfuis. Il ne restait à Se-mao que quelques boutiquiers, et, pour subvenir aux besoins des fonctionnaires et des troupes qui transformaient cette ville en un véritable camp, il fallait faire venir du sud et de l’est d’immenses convois. À chaque instant de longues caravanes de mulets et de chevaux arrivaient chargées de riz, d’armes, de munitions, de coton et de bois. Le gouverneur se montrait d’une activité peu commune chez les mandarins chinois ; on le voyait tour à tour dirigeant les exercices militaires, expédiant les courriers, surveillant la construction des palissades, choisissant dans la campagne l’emplacement d’ouvrages détachés, destinés à protéger la ville contre une surprise. Il avait acheté à Xieng Tong une certaine quantité de fusils à pierre de provenance anglaise ; ces armes, qui nous paraissent en Europe si démodées, constituent dans cette partie de la Chine, un progrès véritable. Le fusil à mèche forme encore le fond de l’armement des troupes chinoises du Yun-nan, et, à considérer l’appareil offensif et défensif étalé autour de nous, nous aurions pu nous croire ramenés à trois ou quatre siècles en arrière. Les longues coulevrines, les canons en bois cerclés de fer, les fusils appuyés sur une fourche, paraissaient dater du lendemain de l’invention de la poudre.

  1. Ta-jen «grand homme» est un qualificatif honorifique qui suit toujours, en Chine, le nom des hauts fonctionnaires. Ta-lao-ye, «vieux grand père», suit celui des fonctionnaires d’ordre inférieur.