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Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/584

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dérable se dressent verticalement sur ses rives ; sa largeur se réduit à moins de cent mètres ; sa profondeur est énorme, son courant très-faible. Les chemins de halage, pratiqués jusque-là le long des rives, deviennent impraticables ; des vents d’est presque continus favorisent en cette saison l’ascension des barques, qui remplacent la cordelle par des voiles. Par contre, notre marche devint fort lente ; les rafales neutralisaient souvent l’effet du courant et nous forçaient à aborder. Le surlendemain matin nous franchîmes assez facilement un des rapides, réputé le plus dangereux du fleuve Bleu[1], le Sin-tan. Notre jonque dut être allégée momentanément d’une partie de ce qu’elle contenait. Ce rapide se présente sous l’aspect d’un long torrent où apparaissent çà et là quelques têtes de roches. Le soir, le fleuve sortit enfin de cette région montagneuse et s’épanouit dans une vaste plaine à l’entrée de laquelle se trouve la ville d’I-tchang, chef-lieu de département de la province du Hou-pe. Ce fut pour nous un spectacle charmant, après avoir cheminé une année entière au milieu des montagnes, que la vue de ces rives basses et verdoyantes le long desquelles glissaient de nombreuses barques et apparaissaient de blanches pagodes. Nous employâmes toute la matinée suivante à gréer notre jonque : il ne fallait plus compter sur le courant devenu insensible pour continuer notre route ; la largeur du fleuve, qui atteint près de deux kilomètres, nous permettait d’utiliser le vent, même contraire. Ce fut en louvoyant que nous atteignîmes Cha-che, ville commerçante située à l’entrée du canal qui relie entre eux les petits lacs disséminés entre cette ville et Han-keou. Ce canal fournit une route beaucoup plus courte que celle du fleuve pour communiquer avec ce dernier point. Les très-grandes jonques, comme était la nôtre, continuent seules à descendre le Ta kiang qui devient presque désert et décrit une série de courbes qui triplent le trajet.

Nous passâmes, le 3 juin pendant la nuit, devant l’entrée du lac Tong-ting ; à partir de ce point, la circulation redevient très-active sur le fleuve. Le 5 au soir, notre jonque se glissait au milieu de la forêt de mâts qui encombre le fleuve et mouillait devant la ville de Han-iang. Le lendemain matin, au point du jour, nous traversâmes la rade où se trouvaient des bâtiments de commerce américains et anglais et l’Havoc, canonnière de Sa Majesté Britannique ; nous vînmes aborder devant le consulat de France. Nous étions enfin rendus à la civilisation européenne !

M. Guénaud, chancelier de M. Dabry, gérait à ce moment le consulat d’Han-keou ; il nous en fit les honneurs avec une cordialité et une bienveillance que nous n’avons pas oubliées. La colonie européenne, qui nous attendait depuis longtemps, nous fit l’accueil le plus sympathique. Je suis heureux de pouvoir adresser tout particulièrement à M. le capitaine O’Keef commandant de l’Havoc, mes remerciements les plus affectueux. Nous nous hâtâmes de congédier la lourde jonque sur laquelle nous venions de parcourir plus de onze cents kilomètres depuis Tchong-kin fou.

En rade, se trouvait un de ces rapides steamers qui font le service entre Han-keou et Shang-hai. Un pareil moyen de locomotion était passé pour nous dans la région des

  1. Voy. t. II, p. 252, le dénombrement des rapides du fleuve.