Aller au contenu

Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/597

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sont venues s’étioler toutes les forces vives du pays. Les principes les plus justes se vicient dans l’application, quand ils ne sont jamais contestés et qu’aucun fait inattendu ne vient en provoquer la discussion. Le retour constant vers le passé éteint l’émulation en faisant considérer tout progrès comme chimérique. Aucune idée nouvelle, aucun pas en avant ne pouvaient venir de l’étude unique et toujours répétée des livres classiques et des traditions des anciens. De ce fonds, riche sans doute, mais enfin épuisé, est issue une civilisation bientôt immobilisée. Après avoir d’abord repoussé par dédain tout ce qui venait du dehors, les lettrés repoussent aujourd’hui par crainte l’introduction des idées européennes ; ils sentent instinctivement que cette orgueilleuse supériorité qu’ils affectent vis-à-vis des masses, que ce prestige consacré par tant de siècles, s’évanouiraient bientôt, si on les examinait au flambeau de la science moderne, et, effrayés de la transformation qu’ils devraient subir pour conserver leur situation menacée, ils préfèrent en retarder l’heure par tous les moyens possibles.

Rien de plus absorbant et de plus factice à la fois que le travail accumulé par un Chinois pour atteindre à ces hautes positions que confère en Chine le titre de han-lin ou de docteur. Après de longues années d’étude, qu’a-t-il appris ? l’histoire, la médecine, les sciences ? — Nullement, et cela lui importe peu : il commence à savoir lire, il va avoir entre les mains la clef de tous les trésors ; mais à peine la possède-t-il complètement qu’il meurt à la tâche, laissant la réputation d’un profond érudit.

Il est certain qu’il faut considérer l’écriture figurative des Chinois comme une des causes les plus puissantes de l’avortement de leur civilisation. Ce mode hiéroglyphique de rendre la pensée, qui semble plus naturel tout d’abord que la savante décomposition des sons permettant, à l’aide d’une trentaine de signes, de représenter toutes les émissions de voix, les a entraînés dans un système d’une complication inouïe, où leur ingéniosité paraît se complaire, mais dont l’étude devient chaque jour plus pénible. Les idées que l’on peut dériver de la signification propre d’un caractère figuratif, sont toujours assez restreintes, et l’abstraction absolue ne devient possible que par des conventions additionnelles longues à établir, et d’une portée toujours confuse. Dans tous les cas, de quels langes ne se trouve pas entourée une pensée qui doit classer et retenir, avant de se manifester au dehors, plus de trente mille signes différents ? qui, pour lire avec fruit et sans embarras les œuvres des anciens, devra en connaître un nombre plus considérable encore ? Avec quelle difficulté un fait scientifique nouveau, une idée nouvelle arriveront-ils à être reproduits et quelle obscurité ne régnera-t-il pas dans leur exposition ! — Les spéculations métaphysiques, qui ne sont pas d’ailleurs dans le génie chinois, les sciences exactes pour lesquelles il aurait, au contraire, une aptitude marquée, restent d’une interprétation à peu près illusoire, ou tout au moins plus qu’arbitraire, avec un pareil mode d’écriture.

L’instruction, très-répandue en Chine, où le plus petit village possède une école, et où les gens complètement illettrés sont beaucoup plus rares qu’en Europe, se réduit donc à apprendre à lire. Il est des degrés infinis de posséder cette première des sciences, et l’admiration respectueuse de la foule reste acquise à celui qui, arrivé au sommet de la science, peut, en hésitant, en ânonnant quelquefois encore, lire les anciens sans dictionnaire.