Page:Lucain, Silius Italicus, Claudien - Œuvres complètes, Nisard.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
8
VIE DE LUCAIN.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion


sujet de réflexions pour les jeunes écrivains, toujours si facilement dupes de tout ce qui a un air de grandeur, et qui s’imaginent avoir tout fait avec un peu d’effervescence dans la tête et quelques morceaux brillants ? Quel exemple peut mieux leur démontrer qu’avec beaucoup d’esprit et même de talent, on peut manquer de cet art d’écrire, qui est le fruit d’un goût naturel, perfectionné par le travail et par le temps, et qui est indispensablement nécessaire pour être lu ? En effet, pourquoi Lucain l’est-il si peu, malgré le mérite qu’on lui reconnaît en quelques parties ? C’est que son imagination, qui cherche toujours le grand, se méprend souvent dans le choix, et n’a point d’ailleurs cette flexibilité qui varie les formes du style, le ton et les mouvements de la phrase, et la couleur des objets ; c’est qu’il manque de ce jugement sain qui écarte l’exagération dans les peintures, l’enflure dans les idées, la fausseté dans les rapports, le mauvais choix, la longueur et la superfluité dans les détails ; c’est que, jetant tous ses vers dans le même moule, et les faisant tous ronfler sur le même ton, il est également monotone pour l’esprit et pour l’oreille. Il en résulte que la plupart de ses beautés sont comme étouffées parmi tant de défauts, et que souvent le lecteur impatient se refuse à la peine de les chercher, et à l’ennui de les attendre.

Rien n’est plus connu que le mot de Quintilien, qui range Lucain parmi les orateurs plutôt que parmi les poëtes : Orato ibus magis quam poetis unnumerandus. C’est faire l’éloge de ses discours ; et, en effet, il est supérieur dans cette partie, non qu’en faisant parler ses personnages, il soit exempt de cette déclamation qui gâte son style quand il les fait agir ; mais en général ses discours ont de la grandeur, de l’énergie et du mouvement.

On lui a reproché, avec raison, de manquer de sincérité, d’avoir trop peu de ces émotions dramatiques qui nous charment dans Homère et Virgile. Il s’offrait pourtant dans son sujet des morceaux susceptibles de pathétique ; mais la raideur de son style s’y refuse le plus souvent, et, dans ce genre, il indique plus qu’il n’achève. La séparation de Pompée et de Cornélie, quand il l’envoie dans l’Île de Lesbos, et les discours qui accompagnent leurs adieux, sont à peu près le seul endroit ou le poète rapproche un moment l’épopée de l’intérêt de la tragédie ; encore laisse-t-il beaucoup à désirer.

Autant on lui sait gré d’avoir supérieurement colorié le portrait de César au commencement de son ouvrage, autant on est choqué de voir à quel point il défigure dans toute la suite du poème ce caractère d’abord si bien tracé. C’est la seule exception que l’on doive faire aux éloges qu’il a généralement mérités dans cette partie ; mais ce reproche est grave, et ne peut même être excusé par la haine, d’ailleurs louable, qu’il témoigne partout contre l’oppresseur de la liberté. Je trouve tout simple qu’un républicain ne puisse pardonner à César la fondation d’un empire dont avait hérité Néron. Mais il pouvait se borner sagement à déplorer le malheureux usage des talents extraordinaires et des rares qualités que César tourna contre son pays, après s’en être servi pour le défendre et l’illustrer. On sait jusqu’où il porta la clémence. On sait qu’à Pharsale même, au fort de l’action, il donna l’ordre de faire quartier à tout citoyen romain qui se rendrait, et de ne faire main-basse que sur les troupes étrangères. Après cela, comment n’être pas révolté, lorsque Lucain se plaît à le représenter partout comme un tyran féroce et un vainqueur sanguinaire ; lorsqu’il le peint se rassasiant de carnage, observant ceux des siens dont les épées sont plus ou moins teintes de sang, et ne respirant que la destruction ! La poésie n’a point le droit de dénaturer ainsi un caractère connu, et de contredire des faits prouvés : c’est un mensonge et non pas une fiction. Il n’est permis de calomnier un grand homme ni en prose ni en vers.

Il n’y a guère de sujet plus grand, plus riche, plus capable d’élever l’âme, que celui qu’avait choisi Lucain. Les personnages et les événements imposent à l’imagination, et devaient émouvoir la sienne ; mais il avait plus de hauteur dans les idées que de talent pour peindre et imaginer. On a demandé souvent si son sujet lui permettait la fiction. On peut répondre d’abord que Lucain lui-même n’en doutait pas, puisqu’il l’a employée une fois, quoique d’ailleurs il n’ait fait que mettre l’histoire en vers. Il est vrai que les fables de l’Odyssée figureraient mal à Côté d’un entretien de Caton et de Brutus ; mais c’eût été l’ouvrage du génie et du goût de choisir le genre de merveilleux convenable au sujet. Les dieux et les romains ne pouvaient-ils pas agir ensemble sur une même scène, et être dignes les uns des autres ? Le destin ne pouvait-il pas être pour quelque chose dans ces grands démêlés où était intéressé le sort du monde ? Enfin, le fantôme de la patrie en pleurs qui apparaît à César aux bords du Rubicon, cette belle fiction, malheureusement la seule que l’on trouve dans la Pharsale, prouve assez quel parti Lucain aurait pu tirer de la fable, sans nuire à l’intérêt ni à la dignité de l’histoire.

Il est mort à vingt-sept ans, et cela seul demande grâce pour les fautes de détail, qu’une révision plus mûre pouvait effacer ou diminuer ; mais ne saurait l’obtenir pour la nature du plan dont la conception n’est pas épique, ni pour le ton général de l’ouvrage, qui annonce un défaut de goût trop marqué, pour que l’on puisse croire que l’auteur eût jamais pu s’en corriger entièrement.

Villemain, Biographie universelle (Michaud).

« La gloire de Lucain fut précoce ; et son génie,