Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/274

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2.

Clotho

Que sais-tu, Charon, s'il n'a pas fort à faire, si Jupiter ne lui a pas donné là-haut quelque commission plus importante que de coutume ? c'est aussi son maître.

Charon

Oui, mais il ne doit pas, Clotho, disposer outre mesure d'un bien qui nous est commun. Nous ne l'avons jamais retenu, lorsqu'il était temps pour lui de partir. Oh ! je devine la cause de son retard. On ne trouve ici qu'asphodèle, libations, gâteaux, offrandes funéraires, puis obscurité, nuages, ténèbres ; au ciel, tout est lumineux ; ce n'est qu'ambroisie, qu'abondant nectar : je ne trouve donc pas étonnant qu'il aime mieux habiter chez les dieux ; il s'envole de chez nous, comme un captif qui s'échappe de prison, et, lorsqu'il est temps d'y descendre, ce n'est que lentement, pas à pas, à grande peine qu'il arrive.

3.

Clotho

Ne te fâche pas, Charon ; il approche, vois-tu, nous amenant plusieurs morts. On dirait un troupeau de chèvres, qu'il chasse devant lui avec sa baguette [1]. Au milieu d'eux j'en vois un garrotté, un autre éclatant de rire, puis un troisième qui porte une besace suspendue à ses épaules et tient un bâton : il a le regard sévère et il fait hâter tout le monde. N'aperçois-tu pas Mercure lui-même inondé de sueur, les pieds poudreux, essoufflé ? Il a de la peine à reprendre sa respiration. Qu'est-ce donc, Mercure ? Pourquoi cette agitation ? Tu m'as l'air tout troublé.

Mercure

Ah ! Clotho, en courant après ce scélérat, qui avait pris la fuite, j'ai failli aujourd'hui manquer la barque.

Clotho

Quel est-il ? Pourquoi voulait-il s'enfuir ?

Mercure

Je suis sûr qu'il aimait mieux vivre. C'est un roi ou un tyran, à en juger par ses gémissements, par ses larmes et par le regret de son grand bonheur.

Clotho

Et cet imbécile faisait mine de s'échapper afin d'aller revivre, lorsque a manqué la trame que je filais pour lui ?

4.

Mercure

Il faisait mine de s'échapper, dis-tu ? Sans ce brave homme, armé d'un bâton, et qui m'est venu en aide pour le saisir et pour le garrotter, il se serait enfui et nous aurait laissés là. Depuis l'instant qu'Atropos nous l'a remis, il n'a fait que se révolter, pendant tout le chemin, essayant de retourner en arrière, roidissant ses pieds sur le sol de manière à n'en pouvoir être détaché : quelquefois il me suppliait avec les plus vives instances de vouloir bien le relâcher pour quelques instants ; il me faisait les plus magnifiques promesses. Moi, comme de raison, je suis resté ferme dans mon devoir, en voyant qu'il me

  1. Cf. Horace, Ode XXIV du livre I, v. 18.