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HISTOIRE VÉRITABLE.

tant une inscription en caractères grecs difficiles à lire, à demi effacés et disant : « Jusque-là sont venus Hercule et Bacchus[1]. » Près de là, sur une roche, était l’empreinte de deux pieds, l’une d’un arpent, l’autre plus petite : je jugeai que la petite était celle du pied de Bacchus, et l’autre d’Hercule[2]. Nous adorons ces deux demi-dieux et nous poursuivons. À peine avons-nous fait quelques pas, que nous rencontrons un fleuve qui roulait une sorte de vin semblable à celui de Chio : le courant était large, profond et navigable en plusieurs endroits. Nous nous sentons beaucoup plus disposés à croire à l’inscription de la colonne, en voyant ces signes manifestes du voyage de Bacchus. L’idée m’étant venue de savoir d’où partait ce fleuve, j’en remonte le courant, et je ne trouve aucune source, mais de nombreuses et grandes vignes pleines de raisins. Du pied de chacune d’elles coulait goutte à goutte un vin limpide, qui servait de source à la rivière. On y voyait beaucoup de poissons, qui avaient la couleur et le goût du vin ; nous en pêchons quelques-uns, que nous mangeons et qui nous enivrent ; or, en les ouvrant, nous les trouvons pleins de lie ; aussi nous prîmes plus tard la précaution de mêler des poissons d’eau douce à cette sorte de mets, afin d’en corriger la force.

8. Après avoir traversé le fleuve à un endroit guéable, nous trouvons une espèce de vignes tout à fait merveilleuses : le tronc, dans sa partie voisine de la terre, était épais et élancé ; de sa partie supérieure sortaient des femmes, dont le corps, à partir de la ceinture, était d’une beauté parfaite, telles que l’on nous représente Daphné, changée en laurier, au moment où Apollon va l’atteindre. À l’extrémité de leurs doigts poussaient des branches chargées de grappes ; leurs têtes, au lieu de cheveux, étaient couvertes de boucles, qui formaient les pampres et les raisins. Nous nous approchons ; elles nous saluent, nous tendent la main, nous adressent la parole, les unes en langue lydienne, les autres en indien, presque toutes en grec, et nous donnent des baisers sur la bouche ; mais ceux qui les reçoivent deviennent aussitôt ivres et insensés. Cependant elles ne nous permirent pas de cueillir de leurs fruits, et, si quelqu’un en arrachait, elles jetaient des cris de douleur. Quelques-unes nous invitaient à une étreinte amoureuse ; mais deux de nos

  1. Voy. notre Essai sur la légende d’Alexandre le Grand, p. 61 et 167.
  2. Lucien se moque d’Hérodote , qui, dans son histoire, rapporte que les Scythes montraient la trace du pied d’Hercule, qui avait deux coudées de longueur. Voy. Hérodote, Melpomène, lxxii.