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DE LA DANSE.

joutait rien au drame ; que les mouvements désordonnés du danseur étaient inutiles et dépourvus de sens ; que les spectateurs étaient fascinés par les accessoires de la danse, les habits de soie, la beauté du masque, les modulations de la flûte, l’harmonie des voix, parures qui embellissent l’art du danseur, tout à fait nul par lui-même. Il y avait alors, sous Néron, un célèbre danseur, homme d’esprit, dit-on, versé plus que personne dans la connaissance historique de son art, et excellant dans la beauté de ses mouvements. Il fit à Démétrius une demande que je crois très-raisonnable : il le pria de venir le voir danser, avant de le condamner, lui promettant de se montrer à lui sans accompagnement de flûtes ni de voix. Il tint sa promesse. Il fit taire les instruments, les flûtes, le chœur même, et dansa tout seul les amours de Mars et de Vénus, le Soleil révélant l’intrigue, le piège de Vulcain, qui prend les deux amants dans ses filets. Vénus toute honteuse, Mars ne pouvant se défendre de craindre et de supplier, enfin les moindres détails de cette histoire. Démétrius, à ce spectacle, fut tellement ravi, qu’il ne put s’empêcher de donner au danseur le plus grand des éloges, en s’écriant à haute voix : « J’entends ce que tu fais, danseur ; je ne le vois pas seulement, mais il me semble que tu parles avec tes mains[1] ».

[64] Puisque nous en sommes à l’époque de Néron, je veux aussi te raconter ce qui arriva à un barbare au sujet de ce même danseur : c’est un fait tout à la gloire de la danse. Un des princes barbares qui règnent sur le Pont, étant venu à la cour de Néron pour quelques affaires, vit cet acteur danser au milieu de quelques autres avec une expression si nette de ce que l’on chantait, que, sans pouvoir l’entendre, n’étant qu’à demi grec, il n’en perdit pas un mot. Comme il était sur le point de retourner dans sa patrie, Néron, en lui serrant la main, le pria de demander ce qui lui plairait davantage, lui promettant de le lui accorder aussitôt : « Vous me rendrez bien heureux, dit-il, si vous voulez me donner ce danseur. — À quoi vous servira-t-il dans votre pays ? reprit Néron. — J’ai pour voisins, dit l’étranger, des barbares qui ne parlent pas la même langue que moi, et je ne saurais trouver d’interprète pour traiter avec eux : lorsque j’aurai besoin de leur dire quelque chose, voici un homme dont les gestes me serviront de truchement. » Telle était l’impression que l’imitation par la danse avait faite sur ce barbare, qu’elle lui paraissait on ne peut plus claire et significative.

  1. Cf. Pétrone, Fragments poétiques ; Sur un pantomime, p. 97 de l’édition Nisard.