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DE LA DANSE.

portrait. Ainsi s’accomplit parce spectacle le précepte delphique : « Connais-toi toi-même. » Alors on sort du théâtre, instruit de ce qu’il faut faire ou éviter, et connaissant ce qu’on ignorait auparavant.

[82] Dans la danse, comme dans le discours, on peut tomber dans un défaut qu’on appelle imitation vicieuse, il consiste à passer les bornes de l’imitation, à vouloir exprimer au delà de ce qu’il faut, à représenter sous des traits gigantesques ce qui n’est que grand, à efféminer ce qui est simplement délicat, à pousser un caractère viril jusqu’à la rudesse et à la férocité.

[83] Je me souviens d’avoir vu jadis donner dans ce défaut un danseur estimé jusque-là, fort intelligent d’ailleurs et tout à fait digne d’être admiré. Je ne sais trop par quel hasard il se laissa entraîner à un excès d’irritation, qui le jeta dans une action vraiment extravagante. Il dansait Ajax furieux, aussitôt après sa défaite, et il franchit si bien toutes les bornes de son art, qu’il devint furieux au lieu de le paraître. Il déchire l’habit de l’un de ceux qui frappent la mesure avec une sandale de fer, arrache à un flûteur son instrument, en frappe Ulysse, qui était près de lui, tout fier de sa victoire, de manière à lui fendre la tête ; si le casque, par sa résistance, n’eût amorti le coup, c’en était fait du pauvre Ulysse, mis à malemort par un danseur devenu fou. Cependant tout le théâtre semble partager la fureur d’Ajax ; on saute, on crie, on jette en l’air ses habits : les hommes du peuple, en effet, gens sans instruction, incapables de juger de la bienséance et de discerner le bien du mal, s’imaginent que c’est là l’imitation parfaite de la démence, tandis que les hommes d’un goût plus délicat, tout en comprenant la faute de l’acteur et en en rougissant, n’osent le blâmer par leur silence, mais cherchent, au contraire, à déguiser par leurs éloges l’extravagance du danseur, convaincus toutefois que cette scène est moins l’effet de la folie d’Ajax que de celle de l’acteur. Celui-ci, non content de cet esclandre, fait quelque chose de plus ridicule encore : il descend au milieu du théâtre, près des bancs du sénat, et s’assied entre deux personnages consulaires qui tremblent de le voir flageller quelqu’un d’entre eux, comme un bélier. Cependant, les uns admirent, d’autres rient, quelques-uns ont peur que d’une imitation extrême l’acteur ne soit tombé dans une véritable démence.

[84] On dit, du reste, que, lorsqu’il revint dans son bon sens, il fut si fâché de toutes les folies qu’il avait faites, qu’il tomba malade de chagrin, comme s’il se fût reconnu coupable d’une vraie folie. Il le fit bien voir par la suite ; car plusieurs