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LES AMOURS.

[10] Ce jour-là, je les régalai ; puis, le lendemain, je fus reçu chez Callicratidas, et le surlendemain, chez Chariclès. Durant le festin, je remarquai chez chacun de mes hôtes les preuves manifestes de leur passion. L’Athénien n’était servi que par de jolis garçons ; pas un de ses esclaves n’avait de barbe ; ils ne restaient chez lui que jusqu’au moment où leur menton commençait à s’ombrager, et, dès que leurs joues se garnissaient d’un léger duvet, il les envoyait en Attique pour avoir soin de ses campagnes. Chariclès, au contraire, était entouré d’un chœur nombreux de danseuses et de musiciennes : toute sa maison était pleine de femmes, comme dans les Thesmophories[1]. On n’y voyait pas l’ombre d’un homme, si ce n’est peut-être quelque enfant ou quelque vieux cuisinier, dont l’âge excluait tout soupçon de jalousie. C’étaient, comme je l’ai dit, des indices suffisants de l’inclination de ces deux hommes. Souvent ils se livraient sur la différence de leurs goûts de légères escarmouches, mais elles duraient trop peu pour terminer la question. Lorsque le temps de remettre en mer fut venu, ils voulurent tous les deux m’accompagner, ayant formé comme moi le dessein de voyager en Italie.

[11] Nous résolûmes de relâcher au port de Cnide, pour y voir le temple et la fameuse statue de Vénus, ouvrage dû à l’élégant ciseau de Praxitèle, et vraiment plein vénusté[2]. Nous fûmes doucement poussés vers la terre par un calme délicieux, que fit naître, je crois, la déesse qui dirigeait notre navire[3]. Je laisse à mes autres compagnons le soin des préparatifs ordinaires, et, prenant de chaque main notre couple amoureux, je fais le tour de Cnide, en riant de tout mon cœur des figures lascives de terre cuite[4], qu’il est naturel de rencontrer dans la ville de Vénus. Nous visitons d’abord le portique de Sostrate[5] et tous les endroits qui pourraient nous procurer quelque agrément, puis nous nous rendons au temple de Vénus. Nous y entrons,

  1. Voy. p. 36, note 1.
  2. Il y a, dans le grec, έπαφρόδιτον, qui forme avec le nom d’Αφροδίτη, Vénus, un jeu de mots que le vieux terme vénusté nous a paru seul capable de rendre.
  3. On comptait à Cnide trois temples de Vénus. Cette déesse y était adorée sous trois noms différents. Le plus ancien de des temples était consacré à Vénus Doritis, le second à Vénus Acrée, et le troisième, celui dont il s’agit dans ce dialogue, à Vénus Euplœa, εὔπλοια, c’est-à-dire qui donne une heureuse traversée. Cf. Horace, Ode iii du livre I, v. 1 et suivants.
  4. Cf. Suétone, Tibère, § 43, p. 171 de la traduction d’Émile Pessonneaux.
  5. Voy. Comment il faut écrire l’histoire, 62.