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TIMON OU LE MISANTHROPE.

pour sa complaisance, vieux débauché aux joues rasées, récompensé par là des plaisirs infinis qu’il a procurés : notre homme de bien, quel qu’il soit, s’empare de sa proie, me saisit avec le testament et m’emporte ; puis, au lieu de s’appeler Pyrrhias, Dromon ou Tibius, il prend le nom de Mégaclès, de Mégabyze ou de Protarque. Les autres cependant, la bouche toujours ouverte pour rien, restent à se regarder, et mènent un vrai deuil, en voyant s’échapper du fond de leur filet le thon, auquel ils avaient déjà fait avaler plus d’une amorce.

[23] Mon ancien maître, personnage épais et grossier, tombe brutalement sur moi ; et cet homme, qui tremble encore devant l’étrivière, qui, en entendant claquer le fouet dresse les oreilles, et s’incline devant un moulin comme devant un temple, devient bientôt insupportable à tout le monde : il insulte les hommes libres, il fait fouetter ses anciens compagnons d’esclavage, pour essayer s’il en a le pouvoir, jusqu’à ce qu’épris d’une courtisane, passionné pour les chevaux, ou livré aux flatteurs qui lui jurent qu’il est plus beau que Nirée, plus noble que Cécrops, plus prudent qu’Ulysse, plus riche que seize Crésus ensemble, le malheureux dissipe en un clin d’œil le fruit pénible et lent de tant de parjures, de brigandages et de scélératesses.

[24] Mercure. Ce que tu dis est à peu près ce qui se voit. Mais lorsque tu marches sur tes propres pieds, comment peux-tu, puisque tu es aveugle, reconnaître ton chemin, et distinguer ceux auxquels Jupiter t’envoie et qu’il a jugé dignes de la richesse ?

Plutus. Penses-tu que je m’en soucie ?

Mercure. Non, par Jupiter ; car tu n’aurais pas laissé Aristide pour aller trouver un Hipponicus, un Callias[1] et autres Athéniens, qui ne valaient pas une obole : mais enfin que fais-tu, quand tu es envoyé chez quelqu’un ?

Plutus. Je m’en vais tâtonnant, à droite, à gauche, jusqu’à ce que je tombe sur je ne sais qui : alors le premier qui m’a rencontré m’emmène, me garde, et va te remercier, toi, Mercure, de sa fortune inespérée.

[25] Mercure. Jupiter est donc bien trompé, s’il croit que tu vas rendre riches ceux qu’il a jugés dignes de la richesse ?

Plutus. Oui, mon cher, il est trompé, et c’est juste, puisque, sachant que je suis aveugle, il m’envoie chercher une chose rare et introuvable en ce monde : Lyncée lui-même aurait

  1. Sur Hipponicus et Callias, voy. Plutarque, Vie de Solon, § 15, et le Banquet de Xénophon.