Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/308

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la foule jusqu’à sa sœur mourante, qu’elle appelle encore par son nom. « Ma sœur, il est donc vrai, tu me trompais ! Voilà donc ce que me préparaient ce bûcher, ces feux, ces autels ! Abandonnée par toi, m’en plaindrai-je assez ? As-tu donc méprisé ta sœur que tu n’as pas voulu qu’elle t’accompagnât chez les morts ? Tu m’aurais appelée aux mêmes destins ; le même fer, le même coup, la même heure nous eût enlevées toutes les deux. (4, 680) Et c’est donc moi qui de mes mains élevais ce bûcher, moi qui invoquais les dieux de la patrie, pour être loin de toi, cruelle, quand tu mourais ? Oui, ma sœur, tu m’as tuée, et toi et ce peuple, et le sénat, et cette ville… Vite, une eau pure, que je lave ses blessures ! et s’il erre encore sur sa bouche un dernier souffle, que je le recueille avec mes lèvres. » En parlant ainsi, elle avait franchi les degrés du bûcher, et, tenant embrassée Didon expirante, elle la réchauffait sur son sein, et étanchait en gémissant le sang noir de sa blessure. Didon, tâchant de rouvrir ses yeux appesantis, retombe défaillante : le sang bouillonne en sifflant au fond de sa blessure : (4, 690) trois fois, se soulevant avec effort et s’appuyant sur son coude, elle se dresse ; trois fois elle retombe sur sa couche ; ses regards errants cherchent encore la lumière des cieux ; elle la retrouve, et soupire.

Alors la puissante Junon, ayant pitié de cette longue douleur et de ce laborieux trépas, envoya Iris du haut de l’Olympe, pour dégager cette âme en lutte des membres qui l’enchaînaient. Car Didon ne mourant pas d’une mort méritée et par l’arrêt des destins, mais d’un coup prématuré, et par de tristes et soudaines fureurs, Proserpine ne lui avait point encore enlevé le cheveu fatal, et n’avait pas encore dévoué sa tête aux ténèbres de l’Orcus. (4, 700) Iris donc, traversant les cieux sur ses ailes humides de rosée, et se teignant de mille couleurs sous les rayons opposés du soleil, descend du haut des airs, et s’arrête sur la tête de Didon : « Je porte, dit-elle, à Pluton ce cheveu sacré, et par son ordre je te délivre de ce corps. » Elle dit, et de sa main coupe le cheveu fatal : en ce moment la vie échappe à Didon avec la chaleur, et son âme s’exhale dans les airs.


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LIVRE V.


(5, 1) Cependant Énée, ferme dans ses projets, tenait déjà la haute mer, et fendait, en dépit de l’aquilon, les noirs abîmes des flots : il tourne ses regards vers ces murs qu’éclairent les flammes allumées par la malheureuse Élise. La cause d’un si grand incendie, il l’ignore ; mais il sait l’implacable ressentiment de l’amour outragé, et ce que peut une femme en furie ; et ses sombres pressentiments ont passé dans les cœurs des Troyens.

Dès que les vaisseaux eurent cinglé au large, que les terres eurent disparu, et que tout ne fut plus que ciel et mer, (5, 10) Énée vit s’arrêter sur sa tête un nuage bleuâtre, portant dans ses flancs la nuit et la tempête ; une nuit affreuse tomba sur les eaux. Palinure lui-même s’écrie, du haut de la poupe : « Quelles nuées, hélas ! ont enveloppé les airs ! Ô Neptune, que nous prépares-tu ? »