Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/90

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naître le fait sur lequel il appuie son ignorance. Je rejette tout débat avec un fou qui marche la tête renversée. Pourtant, je lui accorde cette notion. Encore demanderai-je par quel hasard lui, qui ne voit aucune réalité dans les choses, a su approfondir la nature du mot savoir et du mot ignorer. Quel instinct lui a donné le sentiment du vrai, du faux ? et à quelle marque distingue-t-il ce qui est incertain ou sûr ?

(4, 479) Tu apercevras bientôt que la connaissance du vrai a son germe dans les organes, que le témoignage des sens est irrécusable. Car il nous faut un guide, dont la bonne foi et le jugement énergique suffisent au triomphe du vrai sur le faux. Or, qui peut inspirer une foi plus vive que les sens ? Est-ce la raison qui ose combattre leurs avis, elle qui serait fille de leurs écarts, elle qui leur doit toute son existence ? Si les organes mentent, la raison entière devient un mensonge. Les oreilles sont-elles capables de reprendre les narines, le toucher de reprendre les oreilles ? Le toucher lui-même sera-t-il gourmandé par les saveurs de la bouche, démenti par les narines, confondu par les yeux ? (4, 490) Non, je ne le crois pas. Ils ont tous reçu leur puissance distincte, leur énergie propre. Donc il est nécessaire que les êtres mous, brûlants ou glacés, nous paraissent tels ; il est nécessaire que la couleur aux mille nuances, et les qualités jointes à la couleur, affectent un sens à part : à part, comme le goût qui travaille la bouche, comme le berceau des odeurs, comme le berceau du son. Ainsi les organes sont incapables de surprendre mutuellement leurs fautes ; incapables aussi de se corriger eux-mêmes, puisque notre foi en eux doit être toujours égale. (4, 500) Ainsi toutes leurs conjectures sont éternellement vraies.

Si la raison ne peut démêler pourquoi une masse, carrée de près, semble ronde de loin, il vaut mieux encore, blessant la raison, assigner des causes mensongères à cette double forme, que de voir les choses évidentes nous glisser des mains, entamer ainsi la base de nos croyances, et arracher les fondements sur lesquels reposent la vie, le salut des hommes. Oui, leur raison ne croulera pas toute seule, leur existence même va tomber en ruine, s’ils n’osent, sur la foi des sens, (4, 510) éviter les précipices et tous les objets à fuir, pour embrasser les objets contraires. Ne vois donc que des flots de paroles inutiles dans toutes les attaques préparées contre les sens.

En architecture, si on emploie d’abord une règle fausse, si l’équerre trompeuse s’écarte de l’angle droit, et que le niveau pèche du moindre côté, il faut que tout le bâtiment soit de travers, incorrect, vicieux, affaissé, penché, sans aplomb, sans harmonie : quelques endroits sembleront aspirer à une chute, bientôt essuyée par la masse, (4, 520) que trahissent les erreurs fondamentales du plan. De même tout jugement, né de sensations fausses, ne peut être que faux et vicieux.

Maintenant, pour expliquer de quelle façon les