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— Me voici, monseigneur.

— Et sans mal aucun ?

— Oui, grâce à Dieu, monseigneur.

— Dis-moi ce que tu as vu, cette nuit, dans l’église

— Je n’ai rien vu (d’extraordinaire), monseigneur.

— Vraiment ?

— Vraiment (il ne voulait pas dire).

— Eh bien alors, tu as fait une bonne nuit et gagné aisément ce que tu me devais.

— Oui, sûrement, monseigneur, et pourtant, je ne voudrais pas y passer une autre nuit.

— Pourquoi donc ? Tu as eu peur ?

— Un peu ; je ne voudrais pas faire la même chose par curiosité ; mais, comme c’était pour gagner du pain à mes enfants, Dieu n’a pas trouvé mauvais ce que j’ai fait.

— C’est bien ! voilà quittance des sept années que tu me devais.

— Merci, monseigneur.

Et le seigneur s’en alla.

Durant la journée, Kervran ne fit que songer à ce qu’il avait vu dans l’église. Le lendemain matin, il va trouver un des vicaires (il y avait trois prêtres dans la paroisse), pendant que curé disait sa messe, et il lui raconte tout. Le vicaire, de son côté, le dit au curé. Celui-ci va trouver Kervran, chez lui, et lui demande si ce que le vicaire lui avait rapporté est vrai.

— Oui, Monsieur le curé, c’est vrai.

Alors le curé dit au vicaire :

— Ce soir, il vous faudra aller aussi passer la nuit dans l’église, pour voir si c’est vrai ce que dit Kervran, qui, peut-être, n’a fait que rêver ; et si c’est vrai, et si vous voyez aussi la morte qu’il dit avoir vue, demandez-lui ce qu’elle veut.

— C’est bien ! J’irai, Monsieur le curé, et je lui parlerai, si je la vois.

Le vicaire accompagna donc le sacristain, quand celui-ci va sonner l’Angelus du soir. Les portes sont fermées à clef sur lui, et il se met en prière devant le grand autel. Il s’asseoit ensuite sur un siège, le dos tourné à l’autel et le visage vers le bas de l’église. Quand sonna minuit, voilà qu’il entend aussi, dans le cimetière, le même bruit qu’avait entendu Kervran. Et aussitôt il voit aussi un homme venir de la sacristie pour ouvrir la porte principale. Et quand elle est ouverte, un carrosse attelé de trois chevaux noirs entre dans l’église, s’avance jusqu’au milieu et s’y arrête. Le postillon et l’autre, celui qui était venu de la sacristie, retirent un cercueil du carrosse et le déposent sur le pavé. Ils l’ouvrent et en retirent un corps mort, enveloppé d’un linceul blanc. Deux dalles du pavé se lèvent avec bruit et découvrent un trou noir et profond. La morte jette son linceul sur le pavé de l’église et descend dans le gouffre, toute nue ; et aussitôt les deux dalles retombent avec bruit, et couvrent le trou. Le carrosse part alors au galop rouge, le feu jaillit des pieds des chevaux, et l’homme venu de la sacristie

ferme la porte et retourne à la sacristie ; puis un profond silence.

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