Aller au contenu

Page:Mémoires du Baron de Marbot - tome 1.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
15
INCIDENT A CRESSENSAC.

qu’étant dans ma douzième année, il n’était plus guère possible de me laisser dans une pension de demoiselles, et qu’il était temps de me donner une éducation plus mâle et plus étendue. Il résolut donc de m’emmener avec lui à Toulouse, où il avait déjà fait venir Adolphe à sa sortie d’Effiat, afin de nous placer tous deux au collège militaire de Sorèze, le seul grand établissement de ce genre que la tourmente révolutionnaire eût laissé debout.

Je partis en embrassant mes jeunes amies. Nous nous dirigeâmes sur Cressensac, où nous trouvâmes le capitaine Gault, aide de camp de mon père. Pendant qu’on graissait la voiture, Spire, le vieux serviteur de mon père, qui savait que son maître voulait marcher jour et nuit, faisait provision de vivres et arrangeait les paquets. En ce moment, un spectacle nouveau pour moi se présente : une colonne mobile, composée de gendarmes, de gardes nationaux et de volontaires, entre dans le bourg de Cressensac, musique en tête. Je n’avais jamais rien vu de pareil et trouvai cela superbe ; mais je ne pouvais m’expliquer pourquoi les soldats faisaient marcher au milieu d’eux une douzaine de voitures remplies de vieux messieurs, de dames et d’enfants ayant tous l’air fort triste.

Cette vue mit mon père en fureur. Il se retira de la fenêtre, et se promenant à grands pas avec son aide de camp dont il était sûr, je l’entendis s’écrier : « Ces misérables conventionnels ont gâté la Révolution qui pouvait être si belle ! Voilà encore des innocents qu’on mène en prison parce qu’ils sont nobles ou parents d’émigrés ; c’est affreux ! » Je compris tout ce que mon père dit à ce sujet, et je vouai comme lui la haine la plus prononcée à ce parti terroriste qui gâta la révolution de 1789.

Mais pourquoi, dira-t-on, votre père servait-il encore