Page:Méric - À travers la jungle politique et littéraire, 2e série, 1931.djvu/86

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fleuve par paliers. Le ciel, comme par une sorte de complicité, était devenu comme de l’encre.

Tout à coup, un bruit de chute, un cri étouffé. Et voici que moi-même je perds pied, et me sens tomber dans un trou parmi de la verdure. Je me relève avec quelques égratignures aux mains, complètement ahuri. Mais, à mes genoux, une plainte. Je me penche vers le camarade allemand qui geint sourdement. N… de D… ! Est-ce que, par hasard, il se serait cassé une jambe ?

Je l’aide, tant bien que mal, à se remettre debout. Il s’appuyait lourdement contre mon épaule, avançait lentement… Pauvre type ! Nous formions, dans la nuit, un couple symbolique et attendrissant. Dire que la veille, le camarade nous avait conté avoir fait la guerre, tout un hiver, à Berry-au-Bac, juste en face du coin où je me trouvais. Et nous étions là, tous deux, moi le Français et lui, l’Allemand, réconciliés, fraternels, l’un soutenant l’autre !…

Le batelier nous appela d’une voix rauque et, avec un effort, le camarade se hissa dans la barque. Je pris place à ses côtés. Nous voilà, filant silencieusement, lugubrement sur l’eau. Une coulée de lumière pâle nous désignait la rive sombre, en face. C’était sinistre et délicieux Je pensais à Venise, à des gondoles sans chimères. Joyeuse promenade nocturne sous la lune capricieuse qui jouait à cache-cache !

La barque glissait toujours sans bruit. La rive venait vers nous, massive et fantômale. Encore quelques secondes. Nous y voici. Nous sautons légèrement sur le sol et nous aidons le blessé à se hisser hors de la barque.

Un talus à grimper et nous sommes sur la route. Sauvé, mon Dieu ! Soudain, deux grands spectres, immenses,