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LE CHANT DE L’ÉQUIPAGE

« tapages ». Dès qu’il s’apercevra que je chasse sur son terrain, ce ballot me débinera partout et, comme il y a plus de dix ans qu’il promène sa mistoufle de galet en galet, tout le monde ici me laissera tomber et l’on dressera toute une génération de clebs à me boulotter les mollets.

Il sursauta. Brusquement devant lui une femme se dressait, barrant l’étroit sentier et tendant une main affreuse de saleté dans sa direction.

Elle était sans âge, avec une figure grasse, les yeux clos et la bouche molle. Sous sa coiffe blanche, quelques mèches grises, aussi souples que des radicelles de salsifis, s’échappaient, sans aucune prétention au dévergondage. Son jupon, jadis bleu foncé, avait pris, à la suite de très longs contacts avec l’eau de mer, le ton du vert Véronèse, et le velours des manches de son corsage, primitivement noir, offrait l’apparence et la consistance du cuir de Russie fatigué.

Elle chantonna : « Min-bon-Mos-sieu, donnais un-sou, hou ! » du ton que les gladiateurs devaient adopter pour envoyer leur fameux : Ave Cesar morituri te salutant. Le « hou » de la fin, expulsé en petite voix de tête, apportait seul une note d’originalité dont l’effet ne manquait jamais d’être désagréable.

― Min-bon-Mos-sieu, don-nais un sou… hou !

Un peu déconcerté, Samuel Eliasar fouilla dans la poche de son pantalon et ne trouva rien.