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J. DAIGRET

mon orgueil !), je me pris à pleurer comme un tout petit enfant, avec une conviction !

La position n’était pas bonne ; c’était mon excuse, et puis j’étais si seul !

Depuis combien de temps coulait de mes yeux ce fleuve mélancolique ? pas longtemps sans doute. Tout à coup, un roulement bien connu se mêla au grondement du tonnerre : quelle mélodie ! J’écoutai davantage ; non, je ne me trompais pas, et bientôt, au détour de la route, m’apparut la jolie tête de notre jument Keldie. Il ne me fallut pas longtemps pour être sur pied et sécher toute trace de mon récent émoi. Ma pauvre maman elle-même, ne redouta ni la pluie ni l’orage, bravant tout pour retrouver plus tôt son mauvais garnement de fils, était là. Il y eut, de la part des arrivants, un moment de stupeur. Était-ce bien le pimpant garçon, si élégant le matin, que ce pitoyable gamin, plus semblable à un ramoneur, qui restait là honteusement ? Mais l’heure n’était pas à la contemplation de cette bizarre métamorphose, à laquelle pour l’instant je ne songeais guère.

Jacques avait arrimé (c’est un ancien marin qui n’a jamais pu se défaire de son langage imagé) solidement Désirée sur le siège ; quant à moi, plus agile qu’un jeune singe, j’avais déjà grimpé près de maman, me pelotonnant près d’elle, au risque de lui faire amplement partager l’émail qui me recouvrait. Que lui importait ! puisque sous cette vilaine enveloppe elle retrouvait son fils, presque son bébé, qui, lorsqu’il était tout petit, la tête appuyée contre elle, se réchauffait et se consolait à son tendre regard. Le retour ne fut pas long, malgré la pluie serrée, et le vent, qui prétendait faire le plus de bruit, sans y arriver, le tonnerre formant toujours la basse.

Enfin, voici la maison, et, devant la porte, la bonne Kate qui, dehors malgré sa peur de l’orage, sourit quand même en apercevant l’enfant prodigue à peu près intact. Peut-être n’était-ce pas précisément la rentrée que j’aurais ambitionnée ; pourtant, l’idée de retrouver la douce sécurité et… mon confortable vêtement ordinaire, mettait sur mon pauvre orgueil blessé un baume délicieux.

Voilà de quelle façon j’opérai mes premiers pas dans l’indépendance.

De longtemps je ne recommençai une telle escapade, ma docile Désirée s’accommodant très bien, malgré tout, de l’allure paisible des chevaux. Depuis, je suis sorti seul souvent ; je me demande quel étrange attrait pouvait alors avoir pour moi cette perspective de promenade solitaire. Sans doute le prestige de l’éternel « fruit défendu ».

Pourquoi ces souvenirs, qui remontent déjà loin, se sont-ils présentés à ma mémoire aussi précis que si cette aventure datait d’hier ? C’est qu’hier encore je l’ai revue, la chère maison, quittée depuis longtemps. Sur le perron, garni du beau jasmin dont le parfum ne m’avait jamais paru plus suave, mon père m’attendait, très attendri, bien qu’il ne voulut pas le laisser voir ; ma mère, toute pâle de joie ; Kate même. L’absence avait été plus longue, et, cette fois, ce n’était plus le collégien transi qui revenait vers les siens, mais un grand garçon dont l’uniforme terni disait très haut l’année, un peu rude peut-être, consacrée à la seconde mère, à notre France.

Quand l’heure vint, pour moi, de quitter ma demeure et les miens, elle a été acceptée par tous sans regrets, presque avec respect, car il s’agissait alors de soutenir, en la servant vaillamment, notre belle et chère patrie, et, vraiment, lorsque, pour aider peut-être à la marche, se déployait le magique emblème, le drapeau, j’ai connu l’orgueil permis : celui qui fait battre le cœur d’une si douce façon.

J. Daigret.
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