Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nécessaire pour découvrir ce qu’ils sont véritablement. Car de même qu’il n’est pas possible de voir la beauté de quelque ouvrage sans ouvrir les yeux et sans le regarder fixement, ainsi l’esprit ne peut pas voir évidemment la plupart des choses avec les rapports qu’elles ont les unes aux autres, s’il ne les considère avec attention. Or, il est certain que rien ne nous détourne davantage de l’attention aux idées claires et distinctes que nos propres sens ; et par conséquent, rien ne nous éloigne davantage de la vérité, et ne nous jette sitôt dans l’erreur.

Pour bien concevoir cette vérité, il est absolument nécessaire de savoir que les trois manières dont l’âme aperçoit, savoir, par les sens, par l’imagination et par l’esprit, ne la touchent pas toutes également, et que par conséquent elle n’apporte pas une pareille attention à tout ce qu’elle aperçoit par leur moyen ; car elle s’applique beaucoup à ce qui la touche beaucoup, et elle est peu attentive à ce qui la touche peu.

Or ce qu’elle aperçoit par les sens la touche et l’applique extrêmement, ce qu’elle connaît par l’imagination la touche beaucoup moins ; mais ce que l’entendement lui représente, je veux dire ce qu’elle aperçoit par elle-même ou indépendamment des sens et de l’imagination, ne la réveille presque pas. Personne ne peut douter que la plus petite douleur des sens ne soit plus présente à l’esprit et ne le rende plus attentif que la méditation d’une chose de beaucoup plus grande conséquence.

La raison de ceci est que les sens représentent les objets comme présents, et que l’imagination ne les représente que comme absents. Or, il est à propos que, de plusieurs biens ou de plusieurs maux proposés à l’âme, ceux qui sont présents la touchent et l’appliquent davantage que les autres qui sont absents, parce qu’il est nécessaire que l’âme se détermine promptement sur ce qu’elle doit faire en cette rencontre. Ainsi, elle s’applique beaucoup plus à une simple piqûre qu’à des spéculations fort relevées, et les plaisirs et les maux de ce monde font même plus d’impression sur elle que les douleurs terribles et les plaisirs infinis de l’éternité.

Les sens appliquent donc extrêmement l’âme à ce qu’ils lui représentent. Or, comme elle est limitée et qu’elle ne peut nettement concevoir beaucoup de choses à la fois, elle ne peut apercevoir nettement ce que l’entendement lui représente dans le même temps que les sens lui offrent quelque chose à considérer. Elle laisse donc les idées claires et distinctes de l’entendement, propres cependant à découvrir la vérité des choses en elles-mêmes ; et elle s’applique uniquement aux idées confuses des sens qui la touchent