Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/209

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il ne faut pas sortir de la France pour cela. Partout où il y a des hommes sensibles aux passions, et où l’imagination est maîtresse de la raison, il y a de la bizarrerie, et une bizarrerie incompréhensible. Si l’on ne souffre pas tant de douleur à tenir son sein découvert pendant les rudes gelées de l’hiver, et à se serrer le corps durant les chaleurs excessives de l’été, qu’à se crever un œil ou à se couper un bras, on devrait souffrir davantage de confusion. La peine n’est pas si grande, mais la raison qu’on a de Fendurer n’est pas si apparente ; ainsi, il y a pour le moins une égale bizarrerie. Un Éthiopien peut dire que c’est par générosité qu’il se crève un œil ; mais que peut dire une dame chrétienne qui fait parade de ce que la pudeur naturelle et la religion l’obligent de cacher ? Que c’est la mode, et rien davantage. Mais cette mode est bizarre, incommode, malhonnête, indigne en toutes manières ; elle ~n’a point d’autre source qu’une manifeste corruption de la raison, et qu’une secrète corruption du cœur ; on ne la peut suivre sans scandale ; c’est prendre ouvertement le parti du dérèglement de l’imagination contre la raison, de l’impureté contre la pureté, de l’esprit du monde contre l’esprit de Dieu ; en un mot, c’est violer les lois de la raison et les lois de l’Évangile que de suivre cette mode. N’importe, c’est la mode ; c’est-à-dire une loi plus sainte et plus inviolable que celle que Dieu avait écrite de sa main sur les tables de Moïse, et que celle qu’il grave avec son esprit dans le cœur des chrétiens.

En vérité, je ne sais si les Français ont tout à fait droit de se moquer des Éthiopiens et des Sauvages. Il est vrai que si on voyait pour la première fois un roi borgne et boiteux n’avoir à sa suite que des boiteux et des borgnes, on aurait peine à s’empêcher de rire. Mais avec le temps on n’en rirait plus, et l’on admirerait peut-être davantage la grandeur de leur courage et de leur amitié, qu’on ne se raillerait de la faiblesse de leur esprit. Il n’est pas de même des modes de France. Leur bizarrerie n’est point soutenue de quelque raison apparente ; et si elles ont l’avantage de n’être pas si fâcheuses, elles n’ont pas toujours celui d’être aussi raisonnables. En un mot elles portent le caractère d’un siècle encore plus corrompu, dans lequel rien n’est assez puissant pour modérer le dérèglement de l’imagination.

Ce qu’on vient de dire des gens de cour se doit aussi entendre de la plus grande partie des serviteurs à l’égard de leurs maîtres, des servantes à l’égard de leurs maîtresses et, pour ne pas faire un dénombrement assez inutile, cela se doit entendre de tous les inférieurs à l’égard de leurs supérieurs, mais principalement des en-