Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/217

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Majorí animo, dit-il parlant de l’injure qu’on fit à Caton, non agnovit quam ignovisset. Quel excès de confondre la grandeur de courage avec l’orgueil, et de séparer la patience d’avec l’humilité pour la joindre avec une fierté insupportable ! Mais que ces excès flattent agréablement la vanité de l’homme qui ne veut jamais s’abaisser ; et qu’il est dangereux principalement à des chrétiens de s’instruire de la morale dans un auteur aussi peu judicieux que Sénèque, mais dont l’imagination est si forte, si vive et si impérieuse qu’elle éblouit, qu'elle étourdit et qu’elle entraîne tous ceux qui ont peu de fermeté d’esprit et beaucoup de sensibilité pour tout ce qui flatte la concupiscence de l’orgueil !

Que les chrétiens apprennent plutôt de leur maître que des impies sont capables de les blesser, et que les gens de bien sont quelquefois assujettis à ces impies par l’ordre de la Providence. Lorsqu’un des officiers du grand-prêtre donna un soufflet à Jésus-Christ, ce sage des chrétiens, infiniment sage, et même aussi puissant qu’il est sage, confesse que ce valet a été capable de le blesser. Il ne se fâche pas, il ne se venge pas comme Caton ; mais il pardonne comme ayant été véritablement offensé. Il pouvait se venger et perdre ses ennemis ; mais il souffre avec une patience humble et modeste qui n’est injurieuse à personne ni même à ce valet qui l’avait offensé. Caton au contraire ne pouvant ou n’osant tirer de vengeance réelle de l’offense qu’il avait reçue, tâche d’en tirer une imaginaire et qui flatte sa vanité et son orgueil. Il s'élève en esprit jusque dans les nues ; il voit de là les hommes d’ici-bas petits comme des mouches, et il les méprise comme des insectes incapables de l’avoir offensé et indignes de sa colère. Cette vision est une pensée digne du sage Caton. C’est elle qui lui donne cette grandeur d’âme et cette fermeté de courage qui le rend semblable aux dieux. C’est elle qui le rend invulnérable, puisque c’est elle qui le met au-dessus de toute la force et de toute la malignité des autres hommes. Pauvre Caton ! tu t’imagines que ta vertu t’élève au-dessus de toutes choses ; ta sagesse n’est que folie et ta grandeur qu’abomination devant Dieu[1], quoi qu’en pensent les sages du monde.

Il y a des visionnaires de plusieurs espèces : les uns s’imaginent qu’ils sont transformés en coqs et en poules ; d’autres croient qu’ils sont devenus rois ou empereurs ; d’autres enfin se persuadent qu’ils sont indépendants et comme des dieux. Mais si les hommes regardent toujours comme des fous ceux qui assurent qu’ils sont devenus coqs ou rois, ils ne pensent pas toujours que ceux qui disent que leur

  1. Sapientiam hujus mundi stultitia est apud Deum. — Quod hominibus altrum est, abominatio est ante Deum. Luc. 16.