Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/273

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prennent en cette sorte les perfections des inférieures. Ainsi, étant les plus nobles des créatures qu’ils connaissent, ils se flattent d’avoir dans eux-mêmes d’une manière spirituelle tout ce qui est dans le monde visible, et de pouvoir en se modifiant diversement apercevoir tout ce que l’esprit humain est capable de connaître. En un mot, ils veulent que l’aime soit comme un monde intelligible qui comprend en soi tout ce que comprend le monde matériel et sensible, et même infiniment davantage.

Mais il me semble que c’est être bien hardi que de vouloir soutenir cette pensée. C’est, si je ne me trompe, la vanité naturelle, l’amour de l’indépendance et le désir de ressembler à celui qui comprend en soi tous les êtres, qui nous brouille l’esprit et qui nous porte à nous imaginer que nous possédons ce que nous n’avons point. Ne dites pas que vous soyez á vous-même votre lumière, dit saint Augustin[1], car il n’y a que Dieu qui soit à lui-même sa lumière et qui puisse en se considérant voir tout ce qu’il a produit et qu’il peut produire[2].

Il est indubitable qu’il n’y avait que Dieu seul avant que le monde fût créé, et qu’il n’a pu le produire sans connaissance et sans idée ; que par conséquent ces idées que Dieu en a eues ne sont point différentes de lui-même ; et qu’ainsi toutes les créatures. même les plus matérielles et les plus terrestres, sont en Dieu, quoique d’une manière toute spirituelle et que nous ne pouvons comprendre. Dieu voit donc au dedans de lui-même tous les êtres, en considérant ses propres perfections qui les lui représentent. Il connaît encore parfaitement leur existence, parce que, dépendant tous de sa volonté pour exister, et ne pouvant ignorer ses propres volontés, il s’ensuit qu’il ne peut ignorer leur existence ; et par conséquent Dieu voit en lui-même non-seulement l’essence des choses. mais aussi leur existence.

Mais il n’en est pas de même des esprits créés : ils ne peuvent voir dans eux-mêmes ni l’essence des choses ni leur existence. Ils n’en peuvent voir l’essence dans eux-mêmes, puisqu’étant très-limités ils ne contiennent pas tous les êtres, comme Dieu, que l’on peut appeler l’être universel, ou simplement ce qui est[2], comme il se nomme lui-même. Puis donc que l’esprit humain peut connaître tous les êtres, et des êtres infinis, et qu’il ne les contient pas, c’est une preuve certaine qu’il ne voit pas leur essence dans lui-même ; car l’esprit ne voit pas seulement tantôt une chose et tantôt une autre successivement, il aperçoit même actuellement l’infini quoiqu’il ne le comprenne pas, comme nous avons dit dans

  1. Serm. 8, de verbis Domini..
  2. a et b Exode, 3, 14.