Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vrai que trois et trois font six, à cause qu’il y a égalité entre les deux idées de trois et trois et celle de six ; soit enfin entre les idées et les choses, quand les idées représentent ce que les choses sont ; car lorsque je dis qu’il y a un soleil, ma proposition est vraie, parce que les idées que j’ai d’existence et de soleil représentent que le soleil existe et que le soleil existe véritablement. Toute l’action et toute l’attention de l’esprit aux objets n’est donc que pour lâcher d’en découvrir les rapports, puisqu'on ne s’applique aux choses que pour en reconnaître la vérité ou la bonté.

Mais, comme nous avons déjà dit dans le chapitre précédent, l’attention fatigue beaucoup l’esprit. Il se lasse bientôt de résister à l'impression des sens qui le détourne de son objet et qui l’emporte vers d’autres que l’amour qu’il a pour son corps lui rend agréables. Il est extrêmement borné, et ainsi les différences qui sont entre les sujets qu’il examine étant infinies ou presque infinies, il n’est pas capable de les distinguer. L’esprit suppose donc des ressemblances imaginaires où il ne remarque pas de différences positives et réelles ; les idées de ressemblance lui étant plus présentes, plus familières et plus simples que les autres. Car il est visible que la ressemblance ne renferme qu’un rapport, et qu’il ne faut qu’une seule idée pour juger que mille choses sont semblables ; au lieu que pour juger sans crainte de se tromper que mille objets sont différents entre eux, il est absolument nécessaire d’avoir présentes à l’esprit mille idées différentes.

Les hommes s’imaginent donc que les choses de différente nature sont de même nature, et que les choses de même espèce ne diffèrent presque point les unes des autres. Ils jugent que les choses inégales sont égales, que celles qui sont inconstantes sont constantes, et que celles qui sont sans ordre et sans proportion sont très-ordonnées et très-proportionnées. En un mot, ils croient souvent que des choses différentes en nature, en qualité, en étendue, en durée et en proportion, sont semblables en toutes ces choses. Mais cela mérite d’être expliqué plus au long par quelques exemples, parce que c’est la cause d’un nombre infini d’erreurs.

L’esprit et le corps, la substance qui pense et celle qui est étendue, sont deux genres d’êtres tout à fait différents et entièrement opposés : ce qui convient à l’un ne peut convenir à l’autre. Cependant la plupart des hommes faisant peu d’attention aux propriétés de la pensée et étant continuellement touchés par les corps, ont regardé l’âme et le corps comme une seule et même chose : ils ont imaginé de la ressemblance entre deux choses si différentes. Ils ont voulu que l’âme fût matérielle, c’est-à-dire étendue dans tout le