Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/390

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avons fait connaître que nous le regardons au-dessous de nous se puisse jamais joindre avec nous, parce que les hommes ne peuvent souffrir d’être la dernière partie du corps qu’ils composent.

L’inclination que les hommes ont à faire des compliments est donc très-propre pour contre-balancer celle qu’ils ont pour l’estime et l’élévation, et pour adoucir la peine intérieure que ressentent ceux qui sont les dernières parties du corps politique. Et l’on ne peut douter que le mélange de ces deux inclinations ne fasse de très-bons effets pour entretenir la société.

Mais il y a une étrange corruption dans ces inclinations, aussi bien que dans l’amitié, la compassion, la bienveillance et les autres qui tendent à unir ensemble les hommes. Ce qui devrait entretenir la société civile est souvent cause de sa désunion et de sa ruine ; et, pour ne point sortir de mon sujet, il est souvent cause de la communication et de l’établissement de l’erreur.

II. De toutes les inclinations nécessaires à la société civile, celles qui nous jettent le plus dans l’erreur sont l’amitié, la faveur, la reconnaissance, et toutes les inclinations qui nous portent à parler trop avantageusement des autres en leur présence.

Nous ne bornons pas notre amour dans la personne de nos amis, nous aimons encore avec eux toutes les choses qui leur appartiennent en quelque façon ; et comme ils témoignent d’ordinaire assez de passion pour la défense de leurs opinions, ils nous inclinent insensiblement à les croire, à les approuver, et à les défendre même avec plus d’obstination et de passion qu’ils ne font eux-mêmes ; parce qu’ils auraient souvent mauvaise grâce de les soutenir avec chaleur, et qu’on ne peut trouver à redire que nous les défendions. En eux ce serait amour-propre, en nous c’est générosité.

Nous portons de l’affection aux autres hommes pour plusieurs raisons, car ils peuvent nous plaire et nous servir en différentes manières. La ressemblance des humeurs, des inclinations, des emplois, leur air, leurs manières, leur vertu, leurs biens, l’affection ou l’estime qu’ils nous témoignent, les services qu’ils nous ont rendus ou que nous en espérons, et plusieurs autres raisons particulières, nous déterminent à les aimer. S’il arrive donc que quelqu’un de nos amis, c’est-à-dire quelque personne qui ait les mêmes inclinations, qui soit bien fait, qui parle d’une manière agréable, que nous croyions vertueux ou de grande condition, qui nous témoigne de l’affection et de l’estime, qui nous ait rendu quelque service ou de qui nous en espérions, ou enfin que nous aimions pour quelque autre raison particulière ; s’il arrive, dis-je, que cette personne avance quelque proposition, nous nous en laissons incontinent per-