Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/426

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Lorsque nous considérons quelque chose comme partie de nous mêmes, ou que nous nous considérons comme partie de cette chose, nous jugeons que c’est notre bien d’y être unis ; nous avons de l’amour pour elle, et cet amour est d’autant plus grand que la chose à laquelle nous nous considérons comme unis nous paraît une partie plus considérable du tout que nous composons avec elle. Or, il y a deux sortes de preuves qui nous persuadent qu’une chose est partie de nous-mêmes : l’instinct du sentiment et l’évidence de la raison.

C’est par l’instinct du sentiment que je suis persuadé que mon âme est unie à mon corps ou que mon corps fait partie de mon être : je n’en ai point d’évidence. Ce n’est point par la lumière de la raison que je le connais ; c’est par la douleur ou par le plaisir que je sens lorsque les objets me frappent. On nous pique la main, et nous en souffrons ; donc notre main fait partie de nous-mêmes. On déchire notre habit, et nous n’en soufrons rien ; donc notre habit n’est pas nous-mêmes. On nous coupe les cheveux sans douleur, on nous les arrache avec douleμr. Cela embarrasse les philosophes ; ils ne savent que décider. Mais leur embarras prouve que même les plus sages jugent plutôt par l’instinct du sentiment que par la lumière de la raison que telles choses font ou ne font point partie d’eux-mêmes. Car s’ils en jugeaient par l’évidence et la lumière de la raison, ils connaîtraient bientôt que l’esprit et le corps sont deux genres d’être tout opposés, que l’esprit ne peut s’unir au corps par lui-même, et que ce n’est que par l’union que l’on a avec Dieu que l’âme est blessée lorsque le corps est frappé, comme j’ai dit ailleurs. Ce n’est donc que par l’instinct du sentiment qu’on regarde son corps et toutes les choses sensibles auxquelles on est uni comme parties de soi-même, je veux dire comme parties de ce qui pense et de ce qui sent en nous, parce qu’en effet on ne peut pas reconnaître par l’évidence de la raison ce qui n’est pas, l’évidence ne découvrant jamais que la vérité.

Mais pour les choses intelligibles c’est tout le contraire, car c’est par la lumière de la raison que nous reconnaissons le rapport que nous avons avec elles. Nous découvrons par la vue claire de l’esprit que nous sommes unis à Dieu d’une manière bien plus étroite et bien plus essentielle qu’à notre corps ; que sans Dieu nous ne sommes rien ; que sans lui nous ne pouvons rien, nous ne connaissons rien, nous ne voulons rien, nous ne sentons rien ; qu’il est notre tout, ou que nous faisons avec lui un tout, si cela se peut dire ainsi, dont nous ne sommes qu’une partie infiniment petite. La lumière de la raison nous découvre mille motifs pour aimer uni-