Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/435

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Ceux qui liront ce qui suit doivent néanmoins être avertis qu’ils ne sentiront pas toujours que je les touche, et qu’ils ne se reconnaîtront pas toujours sujets aux passions et aux erreurs dont je parlerai, par la raison que toutes les passions particulières ne sont pas toujours les mêmes dans tous les homines.

Tous les hommes ont les mêmes inclinations naturelles qui n’ont point de rapport au corps ; ils ont même toutes celles qui ont rapport au corps, lorsque leur corps est parfaitement bien disposé. Mais les divers tempéraments des corps et leurs changements fréquents causent une variété infinie dans les passions particulières. Que si l’on ajoute à la diversité de la constitution du corps celle qui vient des objets, qui font des impressions bien différentes sur tous ceux qui n’ont pas les mêmes emplois ni la même manière de vivre, il est évident que tel se peut sentir fortement touché en quelque endroit de son âme par certaines choses, qui demeurera entièrement insensible à beaucoup d’autres. Ainsi on se tromperait souvent si on jugeait toujours par ce que l’on sent de ce que les autres doivent sentir.

Je ne crains point de me tromper lorsque j’assure que tous les hommes veulent être heureux ; car je sais avec une entière certitude que les Chinois et les Tartares, que les anges et les démons mêmes, enfin que tous les esprits ont de l’inclination pour la félicité. Je sais même que Dieu ne produira jamais aucun esprit sans ce désir. Ce n’est point l’expérience qui me l’a appris : jamais je ne vis ni Chinois ni Tartare. Ce n’est point le témoignage intérieur de ma conscience ; il n’apprend seulement que je veux être heureux. Il n’y a que Dieu qui me puisse convaincre intérieurement que tous les autres hommes, les anges et les démons veulent être heureux. Il n’y a que lui qui puisse m’assurer qu’il ne donnera jamais l’être à aucun esprit qui soit indifférent pour le bonheur ; car quel autre que lui pourrait m’assurer positivement de ce qu’il fait et même de ce qu’il pense ? Et comme il ne peut jamais me tromper, je ne puis douter de ce qu’il n’apprend. Je suis donc certain que tous les hommes veulent être heureux, parce que cette inclination est naturelle et qu’elle ne dépend point du corps.

Il n’en est pas de même des passions particulières. Si je suis passionné pour la musique, pour la danse, pour la chasse ; si j’aime les douceurs ou le haut goût, je n’en puis rien conclure de certain touchant les passions des autres hommes. Le plaisir est sans doute doux et agréable à tous les hommes ; mais tous les hommes ne trouvent pas du plaisir dans les mêmes choses. L’amour du plaisir est une inclination naturelle : cet amour ne dépend point du