Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/522

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lorsqu’ils admettent de ces êtres particuliers. Ainsi, ils disent ce qu’ils ne conçoivent même pas, et ce qu’il est même impossible de concevoir.


CHAPITRE III.


De l’erreur la plus dangereuse de la philosophie des anciens.


Non-seulement les philosophes disent ce qu’ils ne conçoivent point, lorsqu’ils expliquent les effets de la nature par de certains êtres dont ils n'ont aucune idée particulière ; ils fournissent même un principe dont on peut tirer directement des conséquences très-fausses et très-dangereuses.

Car si on suppose, selon leur sentiment, qu’il y a dans les corps quelques entités distinguées de la matière ; n’ayant point d’idée distincte de ces entités, on peut facilement s’imaginer qu’elles sont les véritables ou les principales causes des elîets que l’on voit arriver. C’est même le sentiment commun des philosophes ordinaires ; car c’est principalement pour expliquer ces effets qu’ils pensent qu'il a des formes substantielles, des qualités réelles et d’autres semblables entités. Que si l’on vient ensuite à considérer attentivement l’idée que l’on a de cause ou de puissance d’agir, on ne peut douter que cette idée ne représente quelque chose de divin. Car l’idée d’une puissance souveraine est l’idée de la souveraine divinité ; et l’idée d’une puissance subalterne est l’idée d’une divinité inférieure, mais d’une véritable divinité, au moins selon la pensée des païens, supposé que ce soit l’idée d’une puissance ou d’une cause véritable. On admet donc quelque chose de divin dans tous les corps qui nous environnent, lorsqu’on admet des formes, des facultés, des qualités, des vertus, ou des êtres réels capables de produire certains effets par la force de leur nature ; et l’on entre ainsi insensiblement dans le sentiment des païens par le respect que l’on a pour leur philosophie. Il est vrai que la foi nous redresse ; mais peut-être que l’on peut dire que si le cœur est chrétien, le fond de l’esprit est païen.

De plus, il est difficile de se persuader que l’on ne doive ni craindre ni aimer de véritables puissances, des êtres qui peuvent agir sur nous, qui peuvent nous punir par quelque douleur ou nous récompenser par quelque plaisir. Et comme l’amour et la crainte sont la véritable adoration, il est encore difficile de se persuader qu’on ne doive pas les adorer. Tout ce qui peut agir sur nous comme cause véritable et réelle est nécessairement au-dessus de nous, selon saint Augustin et selon la raison ; et selon le même saint et la même raison,