Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/53

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plus délicates peuvent remarquer dans un objet beaucoup plus de parties que ceux dont ce nerf est d’un tissu plus grossier.

Il n’y a rien de si facile que de démontrer géométriquement toutes ces choses ; et si elles n’étaient assez connues, on s’arrêterait davantage à les prouver[1]. Mais parce que plusieurs personnes ont déjà traité ces matières, on prie ceux qui s’en veulent instruire de les consulter.

Puisqu’il n’est pas certain qu’il y ait deux hommes dans le monde qui voient les objets de la même grandeur, et que quelquefois un même homme les voit plus grands de l’œil gauche que du droit, selon les observations que l’on en a faites, qui sont rapportées dans le Journal des Savants de Rome, du mois de janvier 1669, il est visible qu’il ne faut pas nous fier au rapport de nos yeux pour en juger. Il vaut mieux écouter la raison qui nous prouve que nous ne saurions déterminer quelle est la grandeur absolue des corps qui nous environnent, ni quelle idée nous devons avoir de l’étendue d’un pied en carré, ou de celle de notre propre corps, añn que cette idée nous le représente tel qu’il est. Car la raison nous apprend que le plus petit de tous les corps ne serait point si petit s’il était seul, puisqu’il est composé d’un nombre infini de parties, de chacune desquelles Dieu peut former une terre qui ne serait qu’un point à l’égard des autres jointes ensemble. Ainsi l’esprit de l’homme n’est pas capable de se former une idée assez grande pour comprendre et pour embrasser la plus petite étendue qui soit au monde, puisqu’il est borné et que cette idée doit être infinie.

Il est vrai que l’esprit peut connaître à peu près les rapports qui se trouvent entre ces infinis dont le monde est composé ; que l’un, par exemple, est double de l’autre, et qu’une toise contient six pieds ; mais cependant il ne peut se former une idée qui représente ce que ces choses sont en elles-mêmes.

Je veux toutefois supposer que l’esprit soit capable d’idées qui égalent ou qui mesurent l’étendue des corps que nous voyons ; car il est assez difficile de bien persuader aux hommes le contraire. Examinons donc ce qu’on peut conclure de cette supposition. On en conclura sans doute que Dieu ne nous trompe pas ; qu’il ne nous a pas donné des yeux semblables aux lunettes qui grossissent ou qui diminuent les objets ; et qu’ainsi nous devons croire que nos yeux nous représentent les choses comme elles sont.

Il est vrai que Dieu ne nous trompe jamais ; mais nous nous trompons souvent nous-mêmes en jugeant des choses avec trop de

  1. Voy. la Dioptrique de M. Descartes.