Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/68

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peine de faire cette expérience qui est fort facile. Que l’on suspende au bout d’un filet une bague dont l’ouverture ne nous regarde pas, ou bien qu’on enfonce un bâton dans la terre, et qu’on en prenne un autre à la main qui soit courbe par le bout ; que l’on se retire à trois ou quatre pas de la bague ou du bâton ; que l’on ferme un œil d’une main et que de l’autre on tâche d’enfiler la bague, ou de toucher de travers et à la hauteur environ de ses yeux le bâton avec celui que l’on tient à sa main ; et on sera surpris de ne pouvoir peut-être faire en cent fois ce que l’on croyait très-facile. Si l’on quitte même le bâton et qu’on veuille encore enfiler de travers la bague avec quelqu’un de ses doigts, on y trouvera quelque difficulté, quoique l’on en soit tout proche.

Mais il faut bien remarquer que j’ai dit qu’on tâchât d’enfiler la bague ou de toucher le bâton de travers, et non point par une ligne droite de notre œil à la bague ; car alors il n’y aurait aucune difficulté, et même il serait encore plus facile d’en venir à bout avec un œil fermé que les deux yeux ouverts, parce que cela nous réglerait.

Or l’on peut dire que la difficulté qu’on trouve à enfiler une bague de travers n’ayant qu’un œil ouvert, vient de ce que l’autre étant fermé, l’angle dont je viens de parler n’est point connu. Car il ne suffit pas pour connaître la grandeur d’un angle, de savoir celle de la base et celle d’un angle que fait un de ses côtés sur cette base ; ce qui est connu par l’expérience précédente. Mais il est encore nécessaire de connaître l’autre angle que fait l’autre côté sur la base, ou la longueur d’un des côtés, ce qui ne se peut exactement savoir qu’en ouvrant l’autre œil. Ainsi l’âme ne se peut servir de sa géométrie naturelle pour juger de la distance de la bague.

La disposition des yeux qui accompagne l’angle formé des rayons visuels qui se coupent et se rencontrent dans l’objet, est donc un des meilleurs et des plus universels moyens dont l’âme se serve pour juger de la distance des choses. Si donc cet angle ne change point sensiblement, quand l’objet est un peu éloigné, soit qu’il s’approche ou qu’il se recule de nous, il s’ensuivra que ce moyen sera faux, et que l’âme ne s’en pourra servir pour juger de la distance de cet objet.

Or il est très-facile de reconnaître que cet angle change notablement, quand un objet qui est à un pied de notre vue est transporte à quatre : mais s’il est seulement transporté de quatre à huit, le changement est beaucoup moins sensible ; si de huit a douze encore moins ; si de mille à cent mille, presque plus ; enfin ce changement ne sera plus sensible, quand même on le porterait jusque