Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/71

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l’arbre et des grandes étoiles ; il faut encore savoir par l’expérience du sentiment la grandeur de l’objet pour pouvoir juger à peu près de son éloignement ; et parce que je sais ou que j’ai vu plusieurs fois qu’une maison est plus grande qu’un homme, quoique l’image d’une maison soit plus grande que celle d’un homme, je ne la juge pas néanmoins ou je ne la vois pas plus proche[1].Il en est de même des étoiles. Nos yeux nous les représentent toutes dans une même distance, quoiqu’il soit très-raisonnable d’en croire quelques-unes beaucoup plus éloignées de nous que les autres. Ainsi il y a une infinité d’objets dont nous ne pouvons point savoir la distance, puisqu’il y en a une infinité dont nous ne connaissons point la grandeur.

Nous jugeons encore de l’éloignement de l’objet par la force avec laquelle il agit sur nos yeux, parce qu’un objet éloigné agit bien plus faiblement qu’un autre ; et par la distinction et la netteté de l’image qui se forme dans l’œil ; parce que quand l’objet est éloigné il faut que le trou de l’œil s’ouvre davantage et par conséquent que les rayons se rassemblent un peu confusément. C’est pour cela que les objets peu éclairés, ou que nous voyons confusément, nous paraissent plus éloignés qu’ils ne sont, et, au contraire, que les corps lumíneux, et que nous voyons distinctement, nous paraissent plus proches. Il est assez clair que ces derniers moyens ne sont pas assurés pour juger avec quelque certitude de la distance des objets ; et on ne veut point s’y arrêter pour venir enfin au dernier de tous, qui est celui qui aide le plus l’imagination et qui porte plus facilement l’âme à juger que les objets sont fort éloignés.

Le sixième donc et le principal moyen consiste en ce que l’œil ne rapporte point à l’âme un seul objet séparé des autres, mais qu’il lui fait voir aussi tous ceux qui se trouvent entre nous et l’objet principal que nous considérons.

Quand par exemple nous regardons un clocher assez éloigné, nous voyons d’ordinaire dans le même temps plusieurs terres et plusieurs maisons entre nous et lui ; et parce que nous jugeons de l’éloignement de ces terres et de ces maisons, et que cependant nous voyons que le clocher est au delà, nous jugeons aussi qu’il est bien plus éloigné et même plus gros et plus grand que si nous le voyions tout seul. Cependant l’image qui s’en trace au fond de l’œil est toujours d’une égale grandeur, soit qu’il y ait des terres et des maisons entre nous et lui, soit qu’il n’y en ait point, pourvu que nous le voyions d’un lieu également distant, comme on le suppose. Ainsi nous jugeons de la grandeur des objets par l’éloignement où

  1. Voy. les Eclaircissements sur ce ch. dans la Réponse à M. Régis.