Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/78

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Il n’est pas nécessaire qu’il y ait de différence essentielle entre ces deux mouvements ; mais il est nécessaire qu’il y ait une différence essentielle entre le chatouillement et la douleur que ces deux mouvements causent dans l’âme, car l’ébranlement des fibres qui accompagne le chatouillement témoigne à l’âme la bonne constitution de son corps, qu’il a assez de force pour résister à l’impression de l’objet, et qu’elle ne doit point appréhender qu’il en soit blessé. Mais le mouvement qui accompagne la douleur étant quelque peu plus violent, il est capable de rompre quelque fibre du corps, et l’âme en doit être avertie par quelque sensation désagréable, afin qu’elle y prenne garde. Ainsi, quoique les mouvements qui se passent dans le corps ne diffèrent que du plus et du moins en eux-mêmes, si néanmoins on les considère par rapport à la conservation de notre vie, on peut dire qu’ils diffèrent essentiellement[1].

C’est pour cela que notre âme n’aperçoit point les ébranlements que les objets excitent dans les fibres de notre chair. Il lui serait assez inutile de les connaître, et elle n’en tirerait pas assez de lumière pour juger si les choses qui nous environnent seraient capables de détruire ou d’entretenir l’économie de notre corps ; mais elle se sent touchée de sentiments qui diffèrent essentiellement, et qui, marquant précisément les qualités des objets par rapport à son corps, lui font sentir très-distinctement si ces objets sont capables de lui nuire.

Il faut, de plus, considérer que si l’âme n’apercevait que ce qui se passe dans sa main quand elle se brûle, si elle n’y voyait que le mouvement et la séparation de quelques fibres, elle ne s’en mettrait guère en peine ; et même elle pourrait quelquefois, par fantaisie ou par caprice, y prendre quelque satisfaction, comme ces fantasques qui se divertissent à tout rompre dans leurs emportements et dans leurs débauches.

Ou bien, de même qu’un prisonnier ne se mettrait guère en peine s’il voyait qu’on démolit les murailles qui l’enferment, et que même il s’en réjouirait dans l’espérance d’être bientôt délivré ; ainsi, si nous n’apercevions que la séparation des parties de notre corps lorsque nous nous brûlons ou que nous recevons quelque blessure, nous nous persuaderions bientôt que notre bonheur n’est pas d’être renfermé dans un corps qui nous empêche de jouir des choses qui nous doivent rendre heureux, et ainsi nous serions bien aises de le voir détruire.

  1. Ce raisonnement confus, ou ce jugement naturel qui applique au corps ce que l’âme sent, n’est qu’une sensation composée. Voyez ce que j’ai dit auparavant des jugements naturels, et le premier ch. du troisième livre.