Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/94

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nous. imaginons que cette sensation qui était autrefois agréable ne l’est plus. Cependant, si elle est toujours la même, il est nécessaire qu’elle soit toujours agréable. De sorte que si l’on s’imagine qu’elle n’est pas agréable, c’est parce qu’elle est jointe et confondue avec une autre qui cause plus de dégoût que celle-ci n’a d’agrément.

Il y a plus de difficulté à prouver que les couleurs et quelques autres sensations, que j’ai appelées faibles et languissantes, ne sont pas les mêmes dans tous les hommes, parce que toutes ces sensations touchent si peu l’âme qu’on ne peut pas distinguer, comme dans les saveurs ou d’autres sensations plus fortes et plus vives, que l’une est plus agréable que l’autre, et reconnaître ainsi, par la variété du plaisir ou du dégoût qui se trouverait dans différentes personnes, la diversité de leurs sensations. Toutefois la raison, qui montre que les autres sensations ne sont pas semblables en différentes personnes, montre aussi qu’il doit y avoir de la variété dans les sensations que l’on a des couleurs. En effet, on ne peut pas douter qu’il n’y ait beaucoup de diversité dans les organes de la vue de différentes personnes, aussi bien que dans ceux de l’ouïe ou du goût ; car il n’y a aucune raison de supposer une parfaite ressemblance dans la disposition du nerf optique de tous les hommes, puisqu’il y a une variété infinie dans toutes les choses de la nature, et principalement dans celles qui sont matérielles. Il y a donc quelque apparence que tous les hommes ne voient pas les mêmes couleurs dans les mêmes objets.

Cependant je crois qu’il n’arrive jamais, ou presque jamais, que des personnes voient le blanc et le noir d’une autre couleur que nous, quoiqu’ils ne le voient pas également blanc ou noir. Mais pour les couleurs moyennes, comme le rouge, le jaune et le bleu, et principalement celles qui sont composées de ces trois-ci, je crois qu’il y a très-peu de personnes qui en aient tout à fait la même sensation. Car il se trouve quelquefois des personnes qui voient certains corps d’une couleur jaune, par exemple, lorsqu’ils les regardent d’un œil, et d’une couleur verte ou bleue lorsqu’ils les regardent de l’autre. Cependant si l’on supposait que ces personnes fussent nées borgnes, ou avec des yeux disposés à voir bleu ce qu’on appelle vert, ils croiraient voir les objets de la même couleur que nous les voyons, parce qu’ils auraient toujours entendu nommer vert ce qu’ils verraient bleu.

On pourrait encore prouver que tous les hommes ne voient pas les mêmes objets de même couleur, à cause que, selon les remarques de quelques-uns, les mêmes couleurs ne plaisent pas également à toutes sortes de personnes ; puisque si ces sensations étaient les mêmes