Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/96

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je l’y sens très-certainement ; et qui peut douter de choses si certaines, s’il ne sent les objets autrement que je ne fais ? Enfin leurs inclinations pour les préjugés de l’enfance les porteront bien plus avant ; et s’ils ne passent aux injures et au mépris de ceux qu’ils croiront persuadés des sentiments contraires aux leurs, ils mériteront sans doute d’être mis au nombre des personnes modérées.

Mais il ne faut pas nous arrêter à prophétiser les mauvais succès de nos pensées ; il est plus à propos de tâcher de les produire avec des preuves si fortes, et de les mettre dans un si grand jour, qu’on ne puisse les attaquer les yeux ouverts, ni les regarder avec attention sans s’y soumettre. On doit prouver que nous n’avons aucune sensation des objets de dehors qui ne renferme quelque faux jugement ; en voici la preuve.

Il est, ce me semble, indubitable que nos âmes ne remplissent pas des espaces aussi vastes que ceux qui sont entre nous et les étoiles fixes, quand même on accorderait qu’elles fussent étendues ; ainsi, il n’est pas raisonnable de croire que nos âmes soient dans les cieux quand elles y voient des étoiles. Il n’est pas même croyable qu’elles sortent à mille pas de leur corps pour voir des maisons à cette distance. Il est donc nécessaire que notre âme voie les maisons et les étoiles où elles ne sont pas, puisqu’elle ne sort point du corps, où elle est, et qu’elle ne laisse pas de les voir hors de lui. Or, comme les étoiles qui sont immédiatement unies à l’âme, lesquelles sont les seules que l’âme puisse voir, ne sont pas dans les cieux, il s’ensuit que tous les hommes qui voient les étoiles dans les cieux, et qui jugent ensuite volontairement qu’elles y sont, font deux faux jugements, dont l’un est naturel et l’autre libre. L’un est un jugement des sens ou une sensation composée qui est en nous sans nous et même malgré nous, et selon laquelle on ne doit pas juger ; l’autre est un jugement libre de la volonté que l’on peut s’empêcher de faire, et par conséquent que l’on ne doit pas faire, si l’on veut éviter l’erreur.

II. Mais voici pourquoi l’on croit que ces mêmes étoiles que l’on voit immédiatement sont hors de l’âme et dans les cieux. C’est qu’il n’est pas en la puissance de l’âme de les voir quand il lui plaît ; car elle ne peut les apercevoir que lorsqu’il arrive dans son cerveau des mouvements auxquels les idées de ces objets sont jointes par la nature. Or, parce que l’âme n’aperçoit point les mouvements de ses organes, mais seulement ses propres sensations, et qu’elle sait que ces mêmes sensations ne sont point produites en elle par elle-même, elle est portée à juger qu’elles sont au dehors et dans la cause qui les lui représente ; et elle a fait tant de lois ces sortes