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SANS FAMILLE

— Non, elle ne me demandait rien, et je ne lui disais rien : elle savait bien où tu étais.

— Elle le savait, elle savait que… Elle s’est bien endormie ?

— Non ; il y a un quart d’heure seulement que le sommeil l’a prise, elle voulait t’attendre.

— Et toi, qu’est-ce que tu voulais ?

— Je voulais qu’elle ne te vît pas rentrer.

Puis après un moment de silence :

— Tiennette, tu es une bonne fille ; écoute, demain je vais chez Louisot, eh bien ! je te jure, tu entends bien, je te jure de rentrer pour souper ; je ne veux plus que tu m’attendes, et je ne veux pas que Lise s’endorme tourmentée.

Mais les promesses, les serments ne servaient pas toujours et il n’en rentrait pas moins tard, une fois qu’il acceptait un verre de vin. À la maison, Lise était toute-puissante, dehors elle était oubliée.

— Vois-tu, disait-il, on boit un coup sans y penser, parce qu’on ne peut pas refuser les amis ; on boit le second parce qu’on a bu le premier, et l’on est bien décidé à ne pas boire le troisième ; mais boire donne soif. Et puis, le vin vous monte à la tête ; on sait que quand on est lancé on oublie les chagrins ; on ne pense plus aux créanciers ; on voit tout éclairé par le soleil ; on sort de sa peau pour se promener dans un autre monde, le monde où l’on désirait aller. Et l’on boit. Voilà.

Il faut dire que cela n’arrivait pas souvent. D’ailleurs la saison de l’essimplage n’était pas longue, et quand cette saison était passée le père n’ayant plus de motifs pour sortir, ne sortait plus. Il n’était pas homme