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encombrer la voie ; ensuite les passages à niveau sont munis d’un écriteau portant en petites lettres, assez peu visibles :

quand vous entendrez sonner la cloche,
méfiez-vous du train !

Il faut donc convenir qu’avec un pareil luxe de précautions, ceux qui se font couper en deux sort dans leur tort.

Bientôt, laissant derrière nous les faubourgs, nous entrons en rase campagne, non pas une campagne hérissée de guinguettes et de petits vide-bouteilles, comme on en voit en Europe, auprès des grandes villes : nous traversons, au contraire, une plaine nue, des friches couvertes d’une herbe assez maigre, coupées de canaux vaseux que la mer basse laisse vides : on se croirait dans un pays désert, si l’on ne voyait pas, de tous les côtés, les trains innombrables, arrivant de tous les points du compas, qui vont s’engouffrer dans les faubourgs de la ville, dont on distingue encore, derrière nous, les hautes cheminées d’usine embrumant l’horizon. Tous les rochers qui affleurent sont couverts de réclames en gros caractères blancs ou noirs. Il y a, notamment, un monsieur, il s’appelle Shenck, autant qu’il m’en souvient, un fabricant de pilules anti dyspeptiques, qui doit dépenser de bien grosses sommes de cette manière. Il paraît que des escouades de barbouilleurs, engagés à son service, ont parcouru, ces années dernières, tous les sites les plus agrestes des États-Unis, et que, au cœur des montagnes Rocheuses, comme sur les falaises de la Nouvelle-Angleterre, on peut maintenant voir affirmée, en lettres colossales, l’incontestable supériorité des produits pharmaceutiques de la maison Shenck.

De loin en loin, nous coupons des vallées d’un aspect plus riant. Quelques taillis, où dominent les chênes et les saules, couvrent généralement les bords marécageux des cours d’eau. Partout où la terre est excellente, elle est cultivée ; mais nulle part nous ne voyons trace de cette lutte contre la nature, de cet âpre labeur grâce auquel nos paysans ont si souvent transformé l’aspect primitif des lieux : cependant voilà deux cents ans que ce pays-ci est peuplé. Mais les Américains sont un peu comme les enfants qui mangent d’abord les raisins de leur baba. Ils aiment mieux s’en aller à des centaines de lieues de chez eux chercher des terres vierges que de s’occuper de celles qui auraient besoin d’être un peu amendées.

Les fermes que nous voyons, de distance en distance, sont presque toujours bâties sur de petits coteaux, au centre de l’exploitation. Ce sont de petites maisons en bois, à un étage, peintes en blanc. Autrefois on racontait, dans la marine, que les charpentiers hollandais avaient toujours sur leurs chantiers quelques centaines de brasses de galiotes toutes faites ; quand un armateur désirait renouveler son matériel flottant, il allait expliquer son cas à son