Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/185

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Kant était poussé par la faiblesse de la vanité, par quelque répugnance à envisager le fait réel que c’étaient ses facultés qui déclinaient. Mais il n’en était point ainsi. Il se rendait parfaitement compte de sa condition et, dès l’année 1799, il dit devant moi à quelques-uns de ses amis : “Messieurs, je suis vieux, affaibli et tombé en enfance, et il faut me traiter en enfant.” Ou peut-être on pourrait croire qu’il reculait devant l’idée de la mort, événement qui aurait pu survenir tous les jours, puisque les douleurs qu’il souffrait à la tête semblaient être une menace d’apoplexie. Mais il n’en était point ainsi non plus. Il vivait maintenant dans un état continu de résignation, préparé à tout décret de la Providence. “Messieurs, dit-il un jour à ses invités, je n’ai pas peur de la mort : je vous jure solennellement, comme si j’étais en la présence de Dieu, que si cette nuit même je recevais tout à coup mon ordre de mort, je l’entendrais avec calme ; je lèverais mes mains au ciel, et je dirais : Dieu soit béni ! Ah ! s’il était possible qu’alors j’entendisse retentir ce murmure : Tu as vécu quatre-vingts ans et, dans ce temps tu as fait bien du mal aux hommes ! le cas ne serait pas le même.” Quiconque a entendu Kant parler de sa propre mort pourra témoigner du ton de profonde sincérité qui dans ces moments marquait son accent et ses gestes.

Un troisième signe de la déchéance de ses facultés fut qu’il perdit alors toute mesure exacte du temps. Une minute, même sans exagération, un espace de temps bien plus réduit, s’allongeait, en son appréhension des choses, à une lassante étendue. Je puis en donner un exemple amusant qui revenait constamment. Au commencement de la dernière année